Notre top 100 des albums 2020 | Les Inrocks (2024)

[Best of musique 2020]Si l’année a été, par la force des choses, pauvre en concerts, elle n’en a pas moins été riche en nouvelles prouesses discographiques. Voici le choix de la rédaction des Inrockuptibles.

Dossier coordonné par Carole Boinet, Rémi Boiteux, Vincent Brunner Naomi Clément,Maxime Delcourt,Arnaud Ducome, Adrien Durand,Valentin Gény, Noémie Lecoq, Brice Miclet, François Moreau, Jérôme Provençal, Xavier Ridel, Sophie Rosemont,Patrick Thévenin, Franck Vergeade

100 On&On de Daniel Blumberg (Mute/PIAS)

Pris au piège de cette grande centrifugeuse qu’est l’existence, Daniel Blumberg a trouvé son salut dans les arts plastiques et, surtout, l’expérimentation musicale pour se sortir d’une dépression qui en aurait laissé plus d’un·e sur le carreau. Pour son deuxième album, le Londonien s’entoure d’un quartet d’amis fidèles (déjà au générique de Minus) pour emmener la pop du côté des territoires infinis de l’improvisation. FM

99 Hey Clockface de Elvis Costello (Concord/Universal)

En excellente forme artistique, le rockeur sexagénaire revient avec un album voyageur où la maîtrise va de pair avec les surprises. Ce trente-et-unième lp solo prouve que le Britannique a conservé intact le goût de l’aventure et des rencontres : alors que le monde s’apprêtait à se calfeutrer, il l’a enregistré en février dernier entre Helsinki, Paris et New York, recevant le soutien d’accompagnateurs venus jouer avec lui. VB

98 Figures d’Aksak Maboul (Crammed/L’Autre Distribution)

Sans changer sa formule magique d’un iota, Aksak Maboul opère sur ce double album foisonnant un grand mélange de programmations électroniques et d’instruments, cabossant les mélodies et dadaïsant les samples, alternant interludes sous LSD et purs moments de pop audacieuse portée par des textes surréalistes, saupoudrés d’humour belge. Une magistrale leçon de pop contemporaine et décalée. PT

97 Songs for the General Public de The Lemon Twigs (4AD/Wagram)

Avec un sens racé du songwriting et un vaste spectre musical, les frères Brian et Michael D’Addario continuent de décoiffer le glam rock et la pop vintage sur leur troisième album. Le titre de Songs for the General Public dit à quel point les chansons multicolores des Lemon Twigs devraient être déclarées d’utilité publique, voire remboursées par la Sécurité sociale. FV

96 Nosso Ritmo de Yuksek (Partyfine/Believe)

Le producteur français sort de sa zone de confort electro-pop pour embraser le dancefloor et nous faire danser jusqu’au bout de la nuit. Nosso Ritmo, son quatrième lp, confirme à merveille un glissem*nt vers des territoires purement disco et house.Rempli à ras bord de featurings parfois étonnants, l’album oscille en permanence de la langueur torride à la fièvre du samedi soir et multiplie les influences (bossa-nova, eurodisco, garage…). PT

95Vanité de Klub des Loosers (Ombrage édition/PIAS)

Dans un nouvel album invitant Roméo Elvis et le chanteur de Biche, le Klub des Loosers continue de tremper ses rimes dans la plaie avec brio. Leader et fondateur, Fuzati confirme sa connaissance encyclopédique de la musique moderne et son amour des machines. A bord de ce manège des vanités, il dissèque méthodiquement les travers égomaniaques d’une société obsédée par la culture de la win et de l’autocontemplation. FM

94 Un, deux, trois de Juniore (Le Phonographe/Sony Music)

Toujours pop et élégante, la musique de Juniore est essentielle au paysage francophone contemporain. Sur ce deuxièmealbum, le trio mixte se joue des époques, mariant allègrement l’art-rock pétillant des B-52’s aux formules pop de Jacqueline Taïeb, la langueur acoustique de Françoise Hardy aux vibrations du surf rock sixties.En résulte un disque à la texture surannée, vaporeuse et électrique, sensuelle et sentimentale. SR

93 Strange to Explain de Woods (Woodsist)

Sur ce onzième album plus orchestré et aux effluves psyché, le groupe de Brooklyn habille de pop sa déchirante mélancolie, tout en conservant l’essence folk et lo-fi de ses débuts, il y a quinze ans. Alternant moments de joie et rechutes introspectives, Strange to Explain témoigne du temps qui passe et des bleus qu’il laisse à l’âme, tout falsetto dehors. FM

92 Aimée de Julien Doré (Columbia/Sony Music)

Album après album, Julien Doré ne cesse de vouloir fédérer, même si c’est bien sa solitude d’être au monde qui nourrit ses chansons, jamais aussi bonnes que reprises en chœur. Avec Aimée, son cinquième disque, l’artisan pop le plus populaire de France dépayse son inspiration des souffrances amoureuses à l’angoisse collapsologique. Sans rien céder pour autant sur l’humour et l’efficacité mélodique. SR

91 The Performer de James Righton (Dewee/PIAS)

Cofondateur de Klaxons, le Londonien s’affirme en solo sur The Performer, acte d’émancipation raffiné et sans artifices. Entre Wurlitzer, cordes, guitares acoustiques, basses rondes et batteries aux tessitures si caractéristiques des sixties, le trentenaire s’empare des parfaits attributs d’une pop fantasmée, influencée aussi bien par le tandem Vannier-Gainsbourg que par Roxy Music et The Last Shadow Puppets. VG

90 Love + Light de Daniel Avery (Phantasy/PIAS)

A la tête d’une discographie exemplaire, le producteur anglais sort un double album en forme d’hommage à la club culture, avec son versant énergisant (Love), qui frôle parfois le hardcore ou la transe en capturant l’euphorie et l’empathie mentale, et l’autre face (Light), plus amoureuse et ambient, bande-son parfaite pour les afters. Une manière de résumer à la perfection toute l’extase et la magie du dancefloor. PT

89 Satan & Eve de Damien (Ultimisme)

Ce Français cultive l’art et la manière de l’aquoiboniste nonchalant. Autant inspiré par les thèmes du transhumanisme et des sugar babies que par le futurologue Ray Kurzweil, ce troisième album en quinze ans fait le grand pont entre l’indie et le mainstream. Rejeton perché de Philippe Katerine, Damien a plus d’un tour dans son sac, à la fois conteur futuriste, narrateur amoureux et chanteur fantas(ti)que de la pop française. FV

88 In and Out of the Light de The Apartments (Talitres/L’Autre Distribution)

Porté par Peter Milton Walsh, dont la voix céleste nous accompagne depuis quatre décennies, The Apartments publie un sixième album en clair-obscur, piochant dans une galerie de personnages des ballades universelles. Huit chansons sur lesquellesle songwriter australien reste fidèle à lui-même, impérial et touchant, avec un art consommé du lyrisme crépusculaire. FV

87 Feel Feelings de Soko (Babycat Records/Because)

Cinq ans après le cathartique My Dreams Dictate My Reality, l’insaisissable Stéphanie Sokolinski revient avec son album le plus doux, enregistré avant sa maternité. Expatriée à Los Angeles, la chanteuse déroule des mélodies graciles et entêtantes, flirtant autant avec un psychédélisme voilé qu’avec un groove débridé. Sur ce troisième album, Soko est enfin en accord avec elle-même. FV

86 Starmaker de Honey Harper (ATO/PIAS)

En signant onze morceaux à la fois étincelants et tendres, cet Américain tire son épingle du jeu dans la galaxie country, très tendance en ce moment. Ses chansons cosmiques et sa voix soyeuse nous transportent dans un autre monde, de rêves et de caresses, convoquant de la pedal steel guitar, des synthés planants, des guests de luxe (Austra, Sébastien Tellier) et des influences subtiles (Gram Parsons et le Brian Eno d’Apollo). NL

85 Homegrown de Neil Young (Silver Bow Productions/Warner Music)

Mis en boîte fin 1974, début 1975, entre Los Angeles et Nashville, ce disque, dédié à Carrie Snodgress (“For Carrie”, peut-on lire dans les crédits), documente la fin d’une relation et témoigne d’une période sombre de la vie du Loner, mais aussi de sonintense productivité. Le Canadienbrise une nouvelle fois les règles de la chronologie pour mieux jeter un regard neuf sur la force vitale d’une œuvre intarissable. FM

84 Serpentine Prison de Matt Berninger (Book’s Records/Concord Records/Caroline)

Depuis son repaire de Los Angeles, Matt Berninger, crooner rock de The National, présente son premier album solo. Enregistré avec le légendaire Booker T. Jones et de nombreux·euses collaborateur·trices (dont Andrew Bird et Gail Ann Dorsey), Serpentine Prison oscille entre sérénité et indignation, dans des tonalités chaleureuses et intimistes. L’Américain n’a rien perdu de sa fougue et exploite ses propres fêlures avec classe. NL

83 Traditional Techniques de Stephen Malkmus (Domino/Sony Music)

Pilier des Jicks et de Pavement, le kid de Santa Monica poursuit sa carrière solo avec ce nouvel album, un an après le très électronique Groove Denied. Sur Traditional Techniques, il ouvre grand les frontières des Etats-Unis et déploie sa space country jusqu’au Moyen-Orient ou en terres touarègues, évoquant autant King Gizzard & The Lizard Wizard que Tinariwen ou Palace Brothers. FM

82 The Neon Skyline d’Andy Shauf (Anti-/PIAS)

Un homme passe toute une soirée dans un bar de Toronto et fait le point sur sa vie: de ce concept introspectif, le songwriter canadien tire un album folk-pop somptueux. Davantage tourné vers la guitare acoustique que vers le piano, The Neon Skyline regorge de compositions feutrées qui rappellent des grands maîtres du songwriting nord-américain, en particulier Randy Newman, Tobias Jesso Jr. et Elliott Smith. A couper le souffle. NL

81 It Is What It Is de Thundercat (Brainfeeder/PIAS)

Sur ce quatrième album, idéal pour danser en tenue afrofuturistedans l’espace en compagnie d’un prestigieux casting (Childish Gambino, Kamasi Washington, Louis Cole, Ty Dolla $ign…), le troubadour interstellaire ne vise rien d’autre que l’efficacité pop, les effluves afrofuturistes, une forme d’hédonisme funky soutenu par une basse sophistiquée, un groove implacableet des arrangements épris d’élévation. MD

80 Farewell to All We Know de Matt Elliott (Ici D’Ailleurs…/Differ-Ant)

https://www.youtube.com/watch?v=HWv6i_aAcp8

Creusant toujours le sillon d’un folk sombre et épuré, l’Anglais relocalisé en France s’épanouit comme auteur-compositeur-interprète sur ce nouvel albumd’une étincelante beauté. Compositions limpides et ardentes, envoûtant chant chuchotant, jeu de guitare aérien et vibrant :si l’ex-Third Eye Foundation construit une atmosphère crépusculaire, le résultat final s’avère éblouissant. JP

79Vie étrange de Dominique A (Cinq 7/Wagram)

Né pendant le confinement, Vie étrange n’est pas le nouvel album de Dominique A, mais un “carnet de bord musical” documentant l’assourdissant silence printanier et publié dans la foulée d’un livre poignant en hommage à Philippe Pascal, dont il reprend L’Eclaircie. Enregistré à domicile, comme à ses débuts, ce recueil de chansons constitue une œuvre solitaire mais jamais claustrophobe, en témoignage d’une année décidément pas comme les autres. FV

78 Le Cut-Up populaire de Pascal Comelade (Because/Caroline)

Il est l’un des musiciens hexagonaux les plus inclassables, entêtés et iconoclastes depuis bientôt un demi-siècle. L’infatigable Pascal Comelade poursuit sa route instrumentale, entre muzak ébouriffante et descentes chromatiques. Mûrement pensé et agencé depuis quatre ans, ce “cut-up populaire”, comme le résume fort à propos le Catalan, continue à creuser le sillon d’une musique minimaliste, aux confins de l’avant-garde décomplexée. FV

77 There Is No Year d’Algiers (Matador/Wagram)

Fidèle à ses idéaux avant-gardistes, le quatuor continue de développer un univers sonore tempétueux et imprévisible, toujours sur le qui-vive. Sans jamais tourner le dos à l’expérimentation ni à la radicalité, There Is No Year s’inscrit pourtant dans une spontanéité pop plus prononcée, gagnant en clarté et en fluidité. Ce troisième album consolide ainsi la place d’Algiers au panthéon moderne des groupes majeurs. MD

76 Island d’Owen Pallett (Domino/Sony Music)

Owen Pallett poursuit les explorations pianistiques et schizophréniques entamées avec Heartland en 2010. Reprenant la figure de Lewis, personnage imaginaire qui permet une narration débridée, Island a bénéficié des cordes du London Contemporary Orchestra et des mythiques studios Abbey Road pour créer des harmonies complexes. Un album entre vérité et mensonges dans lequel il fait bon se perdre. FM

75 Seeking Thrills de Georgia (Domino/A+LSO/Sony Music)

Sur son deuxième album dévoilé début janvier, l’Anglaise Georgia a pris confiance, élargi ses influences (Chicago house, techno de Detroit, ou encore pop des eighties) et intensifié sa voix pour partir à la conquête du dance-floor. Grâce à cette force de la nature, brillante et omniprésente sur tous les fronts (production, songwriting, chant, batterie, machines en tout genre…), la nouvelle décennie a démarré en trombe. NL

74 Zeros de Declan McKenna (Because/Caroline)

Trois ans après son premier album, le musicien londonien,désormais serein et épanoui, propose une odyssée interstellaire. Il parvient à se donner les moyens de ses ambitions en évitant les pièges de la surproduction. Un sens de la mesure qui dénote une maturité salutaire et qui pourrait bien le placer au niveau d’un Miles Kane, comme un électron libre de la scène du rock alternatif britannique. BJ

73 Dixie Blur de Jonathan Wilson (Bella Union/PIAS)

Assumant ses fantasmes d’Americana, le dandy cool Jonathan Wilson s’est expatrié à Nashville pour y graver une country frelatée qui atteint des hauteurs vertigineuses. Cette outlaw country, sur fond de mellotron, que joue ici le songwriter, évoque un retour aux sources, signe que l’Amérique de Trump a besoin de titillerses racines mythologiques pour retrouver la trace de parcours de vie plus intimes. FM

72 Set My Heart on Fire Immediately de Perfume Genius (Matador/Wagram)

Avec ce cinquième album incandescent, le chanteur et compositeur Perfume Genius se la joue moins intimiste et plus frondeur, passant les spectres de la pop américaine à la moulinette. Enregistrés avec le producteur Blake Mills (déjà aux manettes de No Shape en 2017), ces treize titres troublants et remuants le voient jouer avec le masculin et le féminincomme un puzzle musical dégenré. PT

71 Song for Our Daughter de Laura Marling (Partisan Records/PIAS)

Conçu, enregistré et coproduit en grande partie à domicile, ce septième album est loin de sonner comme une production confinée. Derrière l’apparence dépouillée de certains titres, l’ensemble se pare d’une multitude d’arrangements et de chœurs célestes, qui repoussent toujours plus les limites du traditionnel combo guitare-voix si cher à la prodige folk anglaise. Un disque intimiste, spacieux et enchanteur. VG

70 Myopia d’Agnes Obel (Deutsche Grammophon/Universal)

Sur ce quatrième album, on ressent une fois de plus ce lourd passif de la Danoise avec la mélancolie, ce goût pour les ritournelles que l’on imagine composées dans le noir, à la lueur d’une bougie. Mais Myopia, c’est aussi un retour à l’intime, un refuge pour ceux et celles qui préfèrent se tourner vers l’intérieur. Le nouvel acte d’une carrière passée à composer d’après une vision plutôt qu’en fonction de l’air du temps. MD

69 The Fifth Season de Lafawndah (Latency)

The Fifth Season se déploie du côté de la Voie lactée, avec une diction à la Björk et une orchestration hautement dramatique. On pourrait vite tomber dans une gênante grandiloquence si cette vaste mise en scène sonore n’était soigneusem*nt agencée, avec une délicatesse d’étoile. “Des chansons pour une pluie de cendres, des ballades pour un monde renversé”,dit très justement Yasmine Dubois, alias Lafawndah de son album. Une BO d’époque, en somme. CB

68 Corse, île d’amour de Barbara Carlotti (Elektra/Warner Music)

Deux ans après les rêves sonores de Magnétique, la chanteuse et musicienne consacre son cinquième album à ses racines corses, reprenant des standards patrimoniaux en versions pop ou s’approchant d’une variété italienne des seventies. Ludique et dépaysant, joyeusem*nt transgénérationnel et sincèrement communicatif, ce disque jette un pont invisible entre la capitale, où elle vit, et l’île de Beauté, où elle se réfugie à la moindre occasion. FV

67 I Think I’m Good de Kassa Overall (Brownswood Recordings)

Batteur de jazz, producteur et MC rap surdoué, Kassa Overall explore les zones sombres de sa conscience et de la société américaine sur ce deuxième album solo à la fois mature et hom*ogène, accessible et exigeant. Baigné de collaborations mais mené d’une main de fer par le New-Yorkais,I Think I’m Good devrait traverser sans souci l’épreuve du temps. L’idéal antidépresseur rap et jazz. AD

66 Hystérie de Regina Demina (Kwaidan Records/Differ-Ant)

Débarquée de Russie àParis à l’âge de 4 ans, Regina Demina sort un premier album de pop entre mélancolie et légèreté. Ses ritournelles mathématiques disent les amours d’une jeunesse d’after, quand la mélancolie serre le cœur après la fête, sans peur des clichés. Un romantisme en noir et rouge, se réappropriant le premier degré légèrement décalé de la pop française moderne dans la belle lignée d’Elli & Jacno. CB

65 Sundowner de Kevin Morby (Dead Oceans/PIAS)

Habité par l’esprit des Américain·es oublié·es et des proches perdu·es, Kevin Morby a confectionné Sundowner à Kansas City, où il a grandi, dansun contexte d’isolement préfigurant son lockdown. Du gospel au folk, en passant par le Southern gothic, leWestern swing et le blues, la musique de ce songwriter est traversée par toute l’histoire de la musique américaine. FM

64 Sideways to New Italy de Rolling Blackouts Coastal Fever (Sub Pop/PIAS)

Grâce à un trio de songwriters de talent, la formation indie pop de Melbourne signe un deuxième album brillant, voyageur et riche en collages sonores savants. Quelque part entre la jangle pop de Real Estate, la discographie des Feelies et le catalogue du label néo-zélandais Flying Nun Records (The Bats, The Clean) – sorte d’écho aux mouvements shoegaze et post-punk venus du continent océanien dans les années 1980 –, ce lp ne devrait pas déboussoler les amateur·trices de la première heure. FM

63 On/Off de Bachar Mar-Khalifé (Balcoon/IDOL)

Bachar Mar-Khalifé n’a de cesse d’approfondir son territoire entre musique libanaise, chanson française, electro, néo-classique et jazz (post-)moderne. Développant un langage musical toujours plus riche et ouvert, il revient avec un splendide album enregistré au Liban. Placé sous le signe de la dualité, On/Off contient onze morceaux, superbement arrangés, qui se déploient dans une oscillation continue du jour à la nuit, de l’arabe au français, ou encore de l’Orient à l’Occident. JP

62Karma & Desire d’Actress (Ninja Tune/PIAS)

Figure majeure de la scène électronique britannique de ces dernières années, l’insaisissable producteur Darren Cunningham, alias Actress, livre son sixième album, œuvre dantesque et fascinante qui confronte en permanence l’ombre à la lumière, le dancefloor à l’avant-garde et l’homme à la machine. A la croisée de la musique contemporaine et de l’électronique, le Londonien assemble ses obsessions tiraillées pour mieux les confondre. De quoi garder le mystère intact. VG

61 Star Feminine Band de Star Feminine Band (Born Bad Records/L’Autre Distribution)

Originaire du Bénin et composé de sept (pré)adolescentes, le groupe Star Feminine Band sort huit chansons joyeuses et frondeuses axées sur l’émancipation de la femme. Ce premier album jubilatoire déborde d’une énergie terriblement contagieuse, celle de ces jeunes filles qui partagent leur temps entre les cours à l’école et les répétitions musicales. Une vraie révélation. JP

60 Gold Record de Bill Callahan (Drag City/Modulor)

Un an seulement après l’album-fleuve Shepherd in a Sheepskin Vest, le songwriter américain signe un disque ramassé qui porte bien son titre : Gold Record. Un album enregistré en un temps record par ce créateur d’ambiance unique, capable de tamiser la pièce et d’illuminer un sentier de campagne, ou d’exalter, tout en oxymore, le raffinement d’un mode de vie rustique, le relief du bois, l’immensité d’un ciel étoilé un soir d’été au Texas. FM

59 Suddenly de Caribou (City Slang/PIAS)

Avec Suddenly, Caribou parvient à synthétiser la boulimie de sons de son auteur, Dan Snaith, qui allie une approche scientifique, encyclopédique de la musiqueà une constante recherche de l’émotion pure. C’est en malaxant et en juxtaposant que le Canadien parvient à se réinventer, en prise avec le temps présent, toujours aussi mélancoliquement euphorique, mais délaissant quelque peu sa signature en Technicolor sur ce septième album au potentiel tubesque. CB

58 Earth to Dora de Eels (E Works/PIAS)

Sur son bouillonnant treizième album, Eels conjure les angoisses du mondeavec des mélodies pop et des trouvailles freak, celles de son génial songwriter Mark Oliver Everett, passé maître dans la confection de miniatures folk-blues aux arrangements joueurs et aux textes acides. Il concasse des sonorités empruntées à chaque décennie de 1950 à nos jours, dans un bouillonnement d’idées qui reste humblement à l’arrière-plan des chansons, mais dont chaque écoute révèle la richesse. RB

57 Beauseigne de Zed Yun Pavarotti (Artside/Caroline)

Aux confins de la trap et du folk, à la fois très accessible et nimbé de mystère, le Stéphanois livre un beau premier album, plus lumineux que sa mixtape French Cash de l’an passé. Il signe treize morceaux aux ambiances variées, qui tirent leur cohérence de la production d’ensemble,mais aussi des paroles et des images livrées par le chanteur. Si les monstres ne sont jamais loin chez lui, Zed Yun Pavarotti semble ici les dépasser pour accéder à des paysages vierges aux senteurs d’éternité. XR

56 What We Drew 우리가 그려왔던 de Yaeji (XL Recordings/Wagram)

Vivant entre New York (où elle est née) et Séoul (où elle a partiellement grandi), Yaeji passe au long format et impressionne par la fougue et l’inventivité qui irriguent les douze titres de sa mixtape. La DJ et productrice explore, remixe, tord la pop, la house, l’underground club, le rap, les kicks, les lignes de basse, les nappes de synthé et colle le tout de son chant mi-vaporeux, mi-mantra hypnotique, et en coréen. CB

55 L’Appel de la forêt de Julien Gasc (Born Bad Records/L’Autre Distribution)

Le musicien échappé d’Aquaserge signe ici son troisième et meilleur album solo. Entre paroles sociales et discours amoureux, le multi-instrumentiste barbu utilise sa voix dans une grande liberté formelle, qui relève parfois de l’improvisation. Il y a dans cet album une joie communicative des musiciens à jouer ensemble, un amateurisme éclairé totalement assumé et revendiqué. Julien Gasc frappe juste et en plein cœur. FV

54 Fetch the Bolt Cutters de Fiona Apple (Sony/Epic)

Le cinquième album de Fiona Apple est un disque phénoménal qui tord les idées préconçues et broie un siècle de musique populaire, du gospel au hip-hop, du shimmy-shake à l’indie folk, du rock’n’roll à la nu-soul. La sophistication de ses structures ne joue jamais contre son accessibilité. Chose peu courante pour ce type d’album ambitieux et se jouant des formats, une seule écoute peu suffire à être emporté sans retenue dans son tourbillon. RB

53 Sing in a World That’s Falling Apart de Black Lips (Fire Records/Differ-Ant)

Plus de vingt ans après la formation du groupe, les sales gosses d’Atlanta sortent leur meilleur album depuis Arabia Mountain (2011). Au programme: de la musique country-punk, des incursions de cuivre, de la prostitution masculine et une gouaille de roman pulp à faire passer Kinky Friedman et Charles Bukowski pour Barbara Cartland. Dans un monde qui s’écroule, Black Lips fait figure de grand orchestre du Titanic. FM

52 Inner Song de Kelly Lee Owens (Smalltown Supersound/Modulor)

Après des remixes pour Björk et St. Vincent, la Galloise revisite la dream pop à l’aide de collages atmosphériques et mélancoliques. Comme son prédécesseur, paru en 2017, Inner Song revisite l’efficacité du morceau club en le plongeant dans une texture aquatique. L’atmosphère est mystique, bourrée d’une inquiétante familiarité, un grondement lointain comme l’âme tourmentée en quête de stabilité. Sublime. CB

51 ACR Loco de A Certain Ratio (Mute/PIAS)

A Certain Ratio réussit un merveilleux et inespéré retour avec ACR Loco, où l’on retrouve ce qui faisait leur force, ce mélange de funk, de punk et de jazz qui n’appartenait qu’à eux. Ce nouvel album alterne ballade mélancolique irrésistible (Always in Love), funk en forme de tornade (Bouncy Bouncy) ou délire de carnaval boosté de boucles acides (Taxi Guy), comme si le groupe mancunien retrouvait toutes les audaces et la magie de ses débuts. PT

50 Disparitions deJonathan Personne(Michel Records)

Wanted, mort ou vif. Le Terence Hill de la scène indépendante made in Montréal dégaine Disparitions, un nouvel album solo qui en aurait laissé plus d’un sur le carreau à OK Corral. Le leader du groupe Corridor – cluster de jeunes gens talentueux dont on a beaucoup parlé l’an passé pour être le premier groupe francophone signé sur le prestigieux label US Sub Pop – s’émancipe pour la seconde fois de sa maison-mère afin d’explorer des territoires pop maintes fois rebattus, mais jamais suffisamment contemplés. Sa première escapade en solitaire – Histoire Naturelle, sorti en 2019 en split chez Michel Records et Requiem pour Un Twister en France –, dépeignait déjà des paysages luxuriants aussi vastes que mystérieux, magnifiés par des guitares claudicantes et des voix psychédéliques.

De cet essai liminaire, Jonathan Personne (le jeu de mots contenu dans ce nom de scène résume à lui seul les aspirations isolationnistes de l’artiste) a su conserver l’art de mettre en scène l’abstraction. Revenu des cavalcades motorik de son groupe, mais avec la voix toujours aussi éthérée, Jonathan Robert (son nom à la ville) convoque dans cette seconde carte postale discographique, entre autres, motifs de guitares ciselés, pianos arrangés et mellotron (somptueuses deux dernières minutes d’Evidemment, aussi grandioses que minimalistes, venant clore un album qui avait commencé dans un brouillard de larsens maîtrisé), au service d’un objet sonore voyageur et iconoclaste, alternant entre mélodies ouvragées (Terre des hommes, Dans la chambre, Grand Soleil), collages sonores façon musique concrète (Signes de vie) et ambiances western sous tension (Disparitions). On imagine que Personne aurait des choses à raconter à Marietta, au coin d’un feu attisé par le génie italien Andrea Laszlo De Simone, à quelques heures de la fin du monde. On se dit surtout qu’on n’a pas fini d’explorer les recoins de cette anthologie des apparitions aux reflets mystiques. F. M.

49 Room with a View deRone(InFiné/Idol)

Avec Room with a View, intitulé prophétique de son cinquième album et d’un spectacle de danse avec La (Horde), Erwan Castex, alias Rone, n’imaginait pas un seul instant être rattrapé aussi vite par l’actualité. Il a, un temps, hésité à repousser la sortie de son cinquième album, le successeur attendu de Mirapolis. En parfaite harmonie avec son label InFiné, l’électronicien breton a fait paraître Room with a View six semaines après avoir renoncé aux représentations prévues au Châtelet.

Dans cet album quasi instrumental, à l’inverse des deux précédents qui comptaient d’illustres invité·es (Etienne Daho, François Atlas, Baxter Dury…), un morceau central se détache du lot : Nouveau Monde. Sur fond de bleeps mélodiques, les voix d’Alain Damasio, auteur de science-fiction, et d’Aurélien Barrau, astrophysicien, se répondent dans un échange au départ télévisé. “C’est l’un des premiers morceaux que j’ai composés, précise Erwan, et leur conversation pose les clés de lecture de l’album. Ça m’a servi de point de départ pour concevoir le spectacle avec La (Horde), en appuyant le point de vue d’Alain Damasio de proposer en tant qu’artiste un nouvel imaginaire.”

Rone parvient à mêler ses interrogations de citoyen du monde et ses ambitions de producteur. Ainsi, dans Le Crapaud doré, il évoque “la première espèce qui a disparu à cause du réchauffement climatique.” Bouclant un cycle entamé avec son premier effort, Spanish Breakfast (2009), l’artiste semble presque dépassé par la signification de Room with a View : “Ce titre a fatalement pris un sens incroyable avec le confinement. Mais la fenêtre à laquelle je pensais de prime abord, c’était celle du smartphone, de l’écran qui nous balance autant d’informations instantanées. il m’est arrivé d’halluciner sur le discours de fin du monde porté par les collapsologues, qui est arrivé de manière fulgurante dans les gros titres des médias. Loin de moi l’idée d’être un moralisateur, je souhaitais simplement me poser en observateur.”Par F.V.avec M.D.

48 Welcome to Bobby’s Motel dePottery(Partisan Records/PIAS)

La grosse caisse vole en éclats sur la scène du Windmill. Sans dire un mot, un imposant gaillard s’extrait de la batterie en pièces. Le reste du groupe, aussi ébahi qu’amusé, s’efforce d’abréger le set. Seuls les premiers rangs et le fond de la salle, juché sur des perchoirs improvisés, parviennent à suivre l’incident des yeux. En ce 26 février, il fallait jouer des coudes dans le fameux rade de Brixton, au sud de Londres, pour assister de près au concert explosif de Pottery, donné à guichets fermés. “Le finale n’était pas prévu mais les fûts n’arrêtaient pas de se faire la malle. Ça n’a fait qu’attiser ma colère jusqu’au bout”, se remémore Paul Jacobs. “Une colère adolescente”, précisent ses jeunes camarades avec sarcasme.

En 2017, l’attitude de Paul Jacobs, figure incontournable de la scène garage montréalaise, n’avait pas manqué d’influencer le premier ep du quintette. Enregistré en quarante-huit heures puis publié en 2019 sans trop d’explications, le bien nommé No.1 et ses sept titres effrénés plaçaient leurs auteurs comme le dernier sursaut rock de Montréal à ne manquer sous aucun prétexte. Un an plus tard, l’album de Pottery, mis en boîte en dix jours, permet aux Canadiens d’assouvir leur ambition débridée avec un plaisir plus que jamais non dissimulé.

Produit d’interminables tournées en van, de motels miteux, de fast-food baignant dans l’huile, de burritos faits maison, de cafés, de cigarettes, de weed, de prises d’acide, de Mario Kart et autres réminiscences, Welcome to Bobby’s Motel délaisse le surf rock et le proto punk de No.1 pour mieux se frotter à la newwave ou s’emparer du groove de Gang Of Four et des excentricités de Devo, quatre lettres si vénérées par le chanteur-guitariste Austin Boylan qu’elles ont été fièrement tatouées sur son bras.

Fallait-il y voir une suite logique pour ces Montréalaisadeptes de la déconne ? “Un jour, Paul a installé une cowbell sur sa batterie et voilà ce qui est arrivé. Depuis, tout a changé”, répondent-ils en chœur. A l’avenir, ce seront les sonnailles qui voleront en éclats. V.G.

47Au paradis deThousand(Talitres/L’Autre Distribution)

Depuis qu’il a entrepris sur son troisième album, Le Tunnel végétal (2018), d’écrire et de chanter dans sa langue maternelle, Stéphane Milochevitch, dialoguiste pour le cinéma dans le civil, manifeste une plume imagée et paysagère servie par une voix aussitôt familière. Qu’il se réapproprie Long Song for Zelda de Dashiell Hedayat, fasse rimer “ton regard” et “Robert Ménard” (La Vie de mes sœurs, le tube underground de son précédent lp) ou intitule ici une chanson Jeune Femme à l’ibis, Thousand touche au plus juste.

Toujours secondé par la voix d’Emma Broughton sur plusieurs morceaux, il sort des albums comme des cartes postales sonores, des juxtapositions d’images (dés)enchantées. Voyageur dans l’âme, documentariste chanteur, Stéphane Milochevitch traverse le pays autant pour l’explorer que pour le fuir. Filant la métaphore automobile tout au long du disque, Thousand voyage avec son antenne à émotions, construisant un paysage mental et se prenant au jeu lexical. “Quand j’ai commencé la musique, le texte était en arrière-plan, alors que les paroles sont désormais le rouage essentiel, même si je ne peux m’empêcher de mettre du relief dans les arrangements”, raconte-t-il. A ce titre, il a bénéficié du concours de l’illustre Bryce Dessner, l’un des guitaristes de The National qui vit à Paris, pour les cordes.

Conçu simultanément sur le fond (les dix chansons pensées en deux faces distinctes) comme sur la forme – la pochette rassemblant les objets fétiches de son auteur reconnaissable sous un masque mexicain et mis en scène dans un autel funéraire –, Au paradis démultiplie les contre-pieds à son titre ironique. “C’est un thème que j’ai exploité tous azimuts et qui m’a permis de jouer sur l’ambivalence du paradis et de l’enfer. La première face du disque est plutôt positive, la seconde, plus down. Et dans Le Bâton ivre, l’ultime morceau, je termine par ‘Au paradis plus personne’, avec ce sifflement d’oiseau qui ponctue l’album. Derrière la transcendance au paradis, se cache souvent la chute en enfer.”F.V.

46Feral deRVG(Fire Records/Differ-Ant)

L’Australie n’est pas seulement le pays du hard rock, de Hugh Jackman et des expéditions punitives dans l’outback menées par des barjots complètement ivres, partis massacrer des kangourous (revoir le cultissime Wake in Fright de Ted Kotcheff). C’est aussi une pépinière de groupes qui, de The Birthday Party à la fin des années 1970à King Gizzard & the Lizard Wizard et Tropical f*ck Storm aujourd’hui, n’ont jamais cessé de rebattre les cartes de ce grand racket globalisé qu’est le rock’n’roll.

Cousin dévoyé, l’indie pop n’est pas en reste. En 2012, le Howlin de Jagwar Ma nous ramenait à Madchester, dans un album en forme de montée d’acide irrésistible. Puis (attention, inventaire non exhaustif), ontdébarqué Rolling Blackouts Coastal Fever et sa jangle pop, et, enfin, RVG, formation des faubourgs de Melbourne, menée par la charismatique Romy Vager. Marchant sur les plates-bandes de leurs compatriotes de Brisbane The Go-Betweens et citant un large éventail de ce que l’Angleterre thatchérienne a fait de mieux (Psychedelic Furs, Echo & the Bunnymen, Prefab Sprout et, plus tard, The Auteurs), ce groupe flamboyant redonne au genre un certain panache qui ne détonneraitpas sur une compilation de Bernard Lenoir.

Porté par la voix androgyne de Romy, RVG livre ces jours-ci un second album aussi sombre dans son écritureque prodigieux d’un point de vue mélodique. De l’exaltation suicidaire d’Alexandra, morceau d’ouverture tout en tension (le premier couplet est éloquent : “Come Monday morning/You may find me dead/You may not find my body/But you might find my head in a motel closet”), au velvetien Photograph (chef-d’œuvre absolu), en guise de bouquet final, les dix titres qui traversent ce disque au romantisme noir portent en eux la marque des poètes torturés. Soutenu par une production cinq étoiles qui faisait défaut à leur premier album, A Quality of Mercy (2017), ce Feral est un pic émotionnel, une épiphanie adolescente que l’on n’osait plus attendre. Une madeleine aux guitares sublimes et intemporelles. F.M.

45Magic Oneohtrix Point Never deOneohtrix Point Never(Warp/Differ-Ant)

Depuis ses débuts en 2007, l’Américain Daniel Lopatin n’a cessé de mélanger et brouiller les pistes, comme pour mieux agacer, désorienter et mettre à mal les concepts formatés qui régissent la musique, qu’elle soit pop, électronique ou expérimentale. Après une ribambelle d’albums mélangeant ambient, indus, drone et breakbeat en un joyeux fourre-tout, Oneohtrix Point Never a poursuivisa quête d’un objet pop non identifié. Le climax a été atteint avec Age Of (2018), où il réussissait à synthétiser toutes ses obsessions : l’amour du digital comme des synthés vintage, la collision de l’ambient avec la pop, le mélange du folk avec des sonorités médiévales, les pas de côté vers le r’n’b, sans compter un usage outrancier de l’AutoTune et une résistance certaine à se passer du beat. Le tout accompagné de théories farfelues convoquant autant Pynchon que Kubrick sur fond de fin du monde.

Conçu comme un programme radio fantasmé, pour lequel son auteur conseille le mode random pour ne jamais avoir l’impression d’écouter le même enregistrement, Magic Oneohtrix Point Never invite Arca, The Weeknd, Caroline Polachek ou le jeune rappeur Nolanberollin. Et s’avère l’objet le plus pop produit à ce jour par le démiurge Lopatin, qui avoue qu’on peut y déceler sa fascination pour le songwriting et sa passion sans bornes pour Surf’s Up des Beach Boys, son amour pour les ballades signées Def Leppard, son admiration pour Alex Chilton ou son excitation pour la synth-wave. Mélange d’interludes radio, de cordes passées dans les logiciels, de bruits parasites, de cassures de rythmes, d’AutoTune, de mille-feuilles de sonorités, Magic Oneohtrix Point Never avance un peu plus dans l’exploration de la pop music, avec quelques fulgurances comme les très new wave Lost but Never Alone et I Don’t Love Me Anymore ou le R&B du futur Nothing’s Special en conclusion. P.T.

44Happy Birthday deSneaks(Merge Records/Modulor)

C’est souvent dans l’accident, le raté, l’imprécision et le défaut que l’on trouve ses plus grandes joies, ses papillons, ceux qui remontent le long des jambes et mangent le cœur. Ainsi en va-t-il d’Happy Birthday, nouvel album d’Eva Moolchan qui fabrique depuis 2014, sous l’alias Sneaks, une excentrique et DIY dance-pop-post-punk. Happy Birthday emprunte ou plutôt déballe du ESG, du Tom Tom Club, du M.I.A., du riot grrrl, du Chromatics, du LCD Soundsystem, du Friends aussi, ce groupe de Brooklyn qui mixait en 2012 post-punk, funk dans un grand gloubi-boulga eighties.

La force de Sneaks est aussi sa faiblesse : une voix bancale, oscillant entre scansion, rap, chant, parlé, entre justesse et fausseté, marchant fièrement sur une dangereuse mais passionnante frontière. Une voix qui demande “Veux-tu sortir ce soir ?”, qui martèle “Ayons foi en l’amour, mon ami/C’est la seule chose que nous avons”, qui interroge “Pourquoi une femme noire ne peut-elle pas créer ?”ou qui lâche “Petit connard qu’est-ce que tu connais de ce monde ?” Sur Mars in Virgo, Sneaks répète inlassablement “Mars in Virgo” d’une voix détachée, tel un mantra.

Femme queer noire ayant grandi dans la scène punk de Washington, majoritairement blanche, Eva Moolchan construit depuis Gymnastics une musique minimale, insolente, brute, vulnérable et robuste, qui se déploie avec facilité, malice et une sérieuse envie de danser. “Légèrement sophistiqué”pour reprendre le titre (Slightly Sophisticated) d’un de ses morceaux, Happy Birthday pourrait, avec une production léchée, transformer ses neuf entrées en autant de bangers. Et pourtant, son aspect rugueux, comme un parquet mal poncé ou une part de pizza mal réchauffée, lui offre toute sa profondeur, toute son humanité. “Une meilleure humanité pour toi et toi et toi/Pour tous les Noirs/Une meilleure humanité”, répète d’ailleurs Sneaks sur This World. Artiste de collages, Eva Moolchann’a peur ni des expérimentations ni des ornières, et encore moins de se prendre les pieds dedans. Elle s’en relèvera toujours. C.B.

43The Night Chancers de Baxter Dury (LE LABEL/PIAS)

Près de vingt ans après son premier coup d’éclat discographique aux accents velvetiens (le trop méconnu ep Oscar Brown, paru en 2001), le fils de Ian Dury a publié son sixième album le jour du printemps, mais en pleine pandémie du coronavirus. On ne saurait trop que vous conseiller d’écouter The Night Chancers, qui referme une trilogie entamée avec Happy Soup (2011) et poursuivie avec It’s a Pleasure (2014), oblitérant étrangement Prince of Tears (2017). Fidèle à son accent co*ckney et à son humour sarcastique, Baxter Dury réussit en dix chansons et trente minutes chrono (toujours un bon signe, cet art de la concision en chanson) un disque instinctif et construit, selon ses dires, “comme un film de Kubrick, à la fois symphonique et claustrophobique”, dévoilé en amont par les imparables singles Slumlord (où Baxter se prenait dans le clip pour JoeyStarr) et I’m Not Your Dog. “Ce disque est l’accomplissem*nt de la trilogie. Je savais d’emblée ce que je recherchais, de la narration à l’orchestration, explique l’intéressé. C’est comme ces golfeurs qui ont un troisième œil, dont la balle arrive dans le trou pile à deux kilomètres.”

Toujours copieusem*nt entouré (notamment par ses vocalistes fétiches Madelaine Hart, Rose Elinor Dougall et Delilah Holliday, ainsi que son mixeur attitré Craig Silvey), le dandy britannique écrit ses chansons comme des saynètes, pointant autant sa vie de noceur (The Night Chancers, inspirée par une nuit à l’Hôtel Amour, à Paris) que l’addiction chronophage et néfaste aux réseaux sociaux (Sleep People), sur fond d’entêtantes mélodies synthétiques. C’est aussi quand Baxter Dury baisse la garde, comme sur le bouleversant Daylight en fin d’album, qu’il redevient ce songwriter d’exception qui nous accompagne depuis bientôt deux décennies. F.V.

42Domesticated deSébastien Tellier(Records Makers)

Sur la pochette de Domesticated, Sébastien Tellier, en chemise graphique aux couleurs des touches de piano, est cerné par trois gants Mapamulticolores. “Je voulais transformer le quotidien en exceptionnel, explique-t-il. Qui échappe aux tâches domestiques, hormis les dictateurs ? Elles font partie de la condition humaine qu’on partage tous.” Le voilà donc métamorphosé en bon père de famille, entre tâches domestiques et corvées ménagères.

Dans le premier single, A Ballet, il était réduit à un chanteur miniature, contemplant le ballet de la vie quotidienne depuis son appartement. Il racontait ainsi le plus sérieusem*nt du monde: “C’est un voyage aux confins de mon intimité. Comme depuis toujours, je tente de fuir mes responsabilités. Et finalement je m’interroge : la clé du bonheur est peut-être là, cachée sous un panier de linge sale.”

Musicalement, l’ouverture de Domesticated en résume la quintessence: une plage électronique héritée de Sexuality, revue et corrigée façon pop digitalisée par le mixage démoniaque de Nk.F. Le morceau suivant, Stuck in a Summer Love, est magnifié par une boucle entêtante. Les notes de piano et de saxophone évaporé nous rappellent l’univers familier de Sébastien Tellier, dont la voix est souvent autotunée.

Aux antipodes de L’Aventura, Domesticated s’affirme comme un nouveau virage artistique, qui trouve autant ses racines dans Sexuality que dans le super-groupe Mind Gamers, entremêlant synthpop moderne et r’n’b alambiqué, produisant ici le single Domestic Tasks. Sur le funkysant Venezia, le chanteur a enrôlé pas moins de trois producteurs: le multi-instrumentiste Corentin «Nit» Kerdraon, le Suisse Varnish La Piscine et l’immensément regretté Philippe Zdar, qu’on entend aux chœurs.En sus de sa vie domestique, le Français met en scène sa vie amoureuse. Si Domesticated déborde d’occurrences du mot “love”, il touche son point d’orgue dans Oui, magnifique ballade inspirée par son mariage. Depuis Sexuality en 2008, Sébastien Tellier n’aura jamais rien chanté d’autre que sa Dolce Vita.F.V.

41To Love Is to Live deJehnny Beth(20L07 Music/Caroline)

Jehnny Beth est l’une des personnalités les plus intéressantes de ces dix dernières années, et son tout premier album solo ne fait que le confirmer. Pas de rupture radicale avec le rock taillé à la serpe déployé par son groupe Savages sur Silence Yourself (2013) et Adore Life (2016), mais, tout de même, autre chose, comme l’envie d’être elle-même, sans les autres. Une exploration brutale et pourtant sinueuse, chemins de traverse et ornières, embûches et trébuchements, surprises au beau milieu des morceaux en rupturede rythmes, silences, voix en échoet impros jazz.

Les guitares se taisent, un peu, pour laisser place à de nouvelles orchestrations. Outre son compagnon de producteur, Johnny Hostile, la Française s’est pour la première fois entourée d’autres noms : Atticus Ross, Flood, mais aussi les voix de Romy Madley Croft (The xx), Joe Talbot (IDLES) et Cillian Murphy (acteur principal de la série Peaky Blinders). Difficile de rater un disque avec un casting pareil, mais c’est la voix de Jehnny Beth qui porte la bataille, fait gronder la colère et sonner l’orage. Tendue, coupante, acide presque. C’est une voix de lanière en cuir, de nuages bas et de ciel tumultueux qui porte des textes sur l’innocence, la jalousie, la quête de soi, le mal et le mâle.

C’est ce qu’elle proclame sur le titre I’m the Man, qui moque la virilité agressive tout en questionnant sa présence violente à l’intérieur d’elle-même, dans toute sa complexité androgyne. Plus tôt, Flower brosse le portrait d’une strip-teaseuse. Mais il faudrait commencer par l’ouverture en nappes synthétiques, I Am, inquiétante façon The Fog de Carpenter avant une cassure, des voix d’enfants, des cordeset la voix en blessure de Jehnny qui proclame : “I am naked all the time/I’m burning inside” (“Je suis tout le temps nue/Je brûle à l’intérieur”). Cliché écrit comme ça, et pourtant. Les questionnements incessants qui semblent déchirer Jehnny Beth fascinent dans le miroir qu’ils nous tendent. C.B.

40Róisín Machine deRóisín Murphy(Skint/BMG)

Depuis la fin de Moloko, le duo qu’elle formait au milieu des années 1990 avec le producteur Mark Brydonet qui a synthétisé avec brio la quintessence de la dance anglaise, Róisín Murphy n’a eu de cesse d’ouvrir son champ des possibles en travaillant avec des musiciens et réalisateurs différents les uns des autres : le sampleur-bruitiste Matthew Herbert, le génie de la house Maurice Fulton, le saxophoniste classique Mark Allaway, l’ingénieur du son Jimmy Douglass, le producteur italien Sebastiano Properzi… Le tout sous forme de quatre albums et d’une ribambelle de maxis, capables de passer de la tornade dancefloor à la pop feutrée, du jazz déconstruit à la comédie musicale, de la reprise de standards italiens au disco comme onn’en avait plus entendu depuis les seventies.

Icône underground de 47 ans, connue pour ses tenues délirantes mais aussi pour son humour tranchant et son jeu de scène, Róisín Murphy sort enfin le disque house et dancefloor qu’elle fantasme depuis dix ans. Accompagnée du légendaire Richard Barratt, vieux briscard des studios à qui on doit Testone de Sweet Exorcist, manifeste de la bleep music. Mais aussi le projet The All Seeing I et son univers big beat avant l’heure dans lequel se sont allègrement servis Fatboy Slim ou The Chemical Brothers. Dieu des consoles, longtemps resté dans l’ombre par pure volonté, Richard Barratt balance depuis quelques années des tubes de house impeccables sous l’alias Crooked Man.

Vieux compagnon de route de Róisín (il officiait déjà dans Moloko), il a décidé avec elle de composer l’album de club parfait. Alternant tubes disco (Jealousy), groove de fin de nuit (Something More), références camp au groupe Cheri (Murphy’s Law) ou purs tubes de house (Narcissus), Róisín Machine est un juke-box nocturne qui suinte les boules à facettes, la sueur des corps, l’énergie du dancefloor et l’hédonisme de l’ecstasy. Voté haut la main album le plus sexy de l’année, Róisín Machine est déjà un classique qu’on rêve d’entendre en club, mais qui fonctionne, en attendant des jours meilleurs, merveilleusem*nt dans votre salon. P.T.

39We Will Always Love You deThe Avalanches(Island/Universal)

Les outsiders de The Avalanches sont passés en vitesse lumière. Les voilà plus que jamais dans l’espace. S’il leur a fallu seize ans pour donner vie à Wildflower (2016), digne successeur du grandiose Since I Left You, seulement quatre ont été nécessaires pour élaborer leur troisième album, We Will Always Love You. “Ce disque a été conçu en toute liberté. Nous étions débarrassés de la pression qui nous entourait, libres de suivre d’autres directions et de faire quelque chose de nouveau, qui sonne différemment, explique Robbie Chater. Nous avions surtout le thème de l’album en tête dès le début et c’est ce qui nous a permis d’avancer plus vite.”

En quête d’un nouveau concept à suivre, l’Australien s’intéresse aux sondes spatiales Voyager et à leurs fameux disques d’or, lancés dans l’espace par la NASA en 1977. Il découvre le destin d’Ann Druyan, chargée de collectionner les images et les sons de la Terre. Fascinés, Robbie Chater et Tony Di Blasi décident de bouleverser leurs habitudes.

Le tandem de Melbourne a toujours construit ses albums avec des milliers de samples hérités du passé. Découpé, détourné, puis remodelé, chaque échantillon venait parfaire un patchwork sonore halluciné, aussi rétro qu’intemporel. Avec We Will Always Love You, le groupe s’écarte légèrement de son processus traditionnel et s’entoure d’un nombre spectaculaire de collaborateur·trices, fait·es de chair et d’os, pour mieux immortaliser l’instant.

De Tricky à Blood Orange, de Neneh Cherry à Denzel Curry, en passant par MGMT, Sampa The Great, Jamie xx, Kelly Moran, Cornelius, Kurt Vile, Johnny Marr ou encore Leon Bridges et Mick Jones, tou·tes les invité·es laissent leur emprunte sur bandes, avant que l’ensemble ne soit satellisé par les Australiens. Après le road-trip psychédélique de Wildflower, voilà qu’ils dérivent vers les étoiles dans un voyage cosmique à résonance existentiel. S’ils prolongent le passé, The Avalanches ancrent désormais le présent. Le regard toujours tourné vers l’avenir. V.G.

38Telas deNicolas Jaar(Other People)

Nicolas Jaar semble jeter un nouveau voile de mystère sur l’ensemble de son travail avec Telas, en même temps qu’il déblaie quelques pistes de réflexion. Le quatrième projet discographique en 2020 du musicien et producteur chilo-américain se compose ainsi de quatre pièces en forme de patchworks sonores, dont les motifs convoquent autant les cuivres éraillés du freejazz et des cordes orientales que les tâtonnements maîtrisés de la musique expérimentale, sur un nuancier de cycles rythmiques hybrides. Marchant sur ses propres plates-bandes – difficile de ne pas penser à son album Pomegranates (2015), bande originale fantasmée du film Sayat Nova – La couleur de lagrenade du réalisateur Sergueï Paradjanov –, Nicolas Jaar prolonge sa réflexion sur l’espace, le temps et l’image.

L’espacedéjà, puisqu’il est question ici d’infiniment grand et d’infiniment petit, de contraction et de dilatation de l’expérience d’écoute, et de penser notre place dans cet univers à géométrie variable. Le tempsensuite, pour l’alternance des moments de rush et des longueurs élastiques, des rythmes et des nappes orageuses. L’imageenfin, pour la force d’évocation des teintes, entrelacées comme dans un tableau en mouvement constant. Une triple approche de la création qui traverse ses disques et fait écho à son intérêt pour les discussions métaphysiques de Serge Daney, samplés sur son premier album solo, Space Is Only Noise (2011).

“Et en même temps, est-ce qu’on peut décrire bien un paysage si on ne le parcourt pas, disons de haut en bas, de la terre jusqu’au ciel et puis du ciel jusqu’à la terre, aller-retour ?”, pouvait-on entendre s’interroger lecritique de cinéma. Un écho, là encore, à une autre phrase prononcée par Daney, dans Les Inrockuptibles cette fois, en 1992 : “Le cinéma, pour moi, ce n’est pas du tout l’émerveillement devant l’image qui bouge. Mais la réverbération du son, le sentiment du temps, le compte à rebours, la fatalité.” Telas fricote avec une idée aussi vaste que celle-ci, dans un monde où le décompte est arrivé à son terme. F.M.

37Have We Met deDestroyer(Dead Oceans/PIAS)

Sans savoir précisément quelle suite il voulait donner à Ken (2017), Daniel Bejar, tête pensante de Destroyer, a conjuré le sort en s’émancipant de l’étroit carcan métro-studio-dodo qui commençait à le gêner aux entournures, pour se plonger dans une exploration informatique de la création musicale : “Je savais que j’allais essayer de travailler seul et je savais que John Collins (producteur du disque – ndlr) allait être impliqué à partir d’un certain stade. Je savais aussi que le disque serait synthétique et en majeure partie composé sur ordinateur, qu’il y aurait une batterie proéminente, des basses faibles et que le reste serait constitué d’effets sonores. En ayant la liberté de manipuler des sons, je prenais du plaisir à faire ce disque. Je voulais qu’il y ait du vide, que ce soit minimal, mais ample à la fois.”

Le Canadien se pose cette fois davantage en “designer d’ambiance” qu’en “arrangeur”. Dans le même temps, ces nouveaux espaces de liberté lui ont permis de poser ce qu’il estime être la meilleure performance vocale de sa carrière. Tôt le matin, il enregistrait chez lui, en faisant attention à ne pas réveiller sa famille. La méthode d’enregistrement en studio a le chic pour dénaturer la voix et l’urgence de l’instant.

Il se rend compte que sa vision originelle d’un morceau est souvent sacrifiée au profit d’une exigence de production ou d’arrangement et que le médium vocal demeure le principal vecteur de brutalité et d’émotion : “Ma voix s’incruste dans les chansons de façon évidente. C’est très intime, ça me ressemble ; ça ne sonne pas comme l’idée que je me fais de moi, ça sonne vraiment comme je suis. C’est comme cela que je chante dans mes moments les plus vrais. Sûrement parce que je pensais au début que ce disque ne sortirait jamais.”

A travers les questionnements formels de Destroyer, pape des papes de la pop indépendante, une critique des tendances autoritaires des avancées technologiques se fait jour. Le très orwellien The Television Music Supervisor, l’une des pièces maîtresses de cet album, est là pour en témoigner.F.M.

36Fall to Pieces deTricky(False Idols/PIAS)

Distillant une forme de soul moderne mâtinée de hip-hop, de dub et de pop atmosphérique, Maxinquaye (1995), le premier album de Tricky, a remporté un succès considérable et imposé son auteur, originaire de Bristol, comme l’un des initiateurs du mouvement trip-hop, aux côtés de Massive Attack et Portishead. Loin de se gargariser d’une telle reconnaissance, le musicien a toujours rejeté l’appellation trip-hop et marqué ses distances vis-à-vis de cette scène.

Il a même pris la tangente physiquement au début des années 2000 et s’en est allé vivre àNew York, Los Angeles, Paris ou Tokyo, avant de jeter son dévolu sur Berlin, où il réside depuis 2015. Sur le plan musical, il a creusé son sillon, farouchement singulier, avant d’égrener des albums, plus ou moins denses, à intervalles réguliers depuis le milieu des années 1990. Très sombre, presque anxiogène, le splendide Pre-Millennium Tension (1996) apparaît comme son disque phare. Plus récents, Knowle West Boy et Mixed Race s’avèrent tout à fait captivants.

Aujourd’hui âgé de 52 ans, Tricky a dû affronter récemment un terrible drame intime : la mort de sa fille Mazy (née de sa liaison avec Martina Topley-Bird), qui s’est suicidée en mai 2019. Dynamique cathartique ? Impulsion vitale ? Nouvel élan ? En tout cas, après avoir publié son autobiographie, Hell Is Round the Corner, fin 2019, Tricky s’est montré très productif musicalement en 2020. Après l’ep 20,20 paru au printemps, sort Fall to Pieces. Equipé d’un home-studio dans son appartement berlinois, Tricky a ainsi assemblé les morceaux de Fall to Pieces chez lui, en fin d’année dernière. Notoirement grand amateur de voix féminines, il a confié la plupart des parties vocales de ce nouvel album à Marta Złakowska, une jeune chanteuse polonaise inconnue jusqu’alors.

“Ne pas pouvoir partir en tournée est vraiment très frustrant, confie-t-il. Mieux vaut ne pas y penser, sinon il y a de quoi devenir dingue. Ainsi, je remplace les concerts par des enregistrements.” Il a ainsi déjà en réserve la matière pour deux autres nouveaux albums. J.P.

35Vierge deAscendant Vierge(Live From Earth Klub)

Ils incarnent à la perfection la mode actuelle. Celle qui loue l’outrance fluo, la violence technoïde, et le psychédélisme de la trance. Mais Ascendant Vierge transcende allègrement le simple retour de hype. Aux manettes de ce duo de l’infernale extase: Mathilde Fernandez, chanteuse lyrique diplômée des Beaux-Arts, croisée en featuring avec Perez comme en solo, et Paul Seul, l’une des têtes bouillonnantes du collectif Casual Gabberz. Sacré mariage que celui du chant lyrique de l’une et du martial gabber de l’autre. Une union mystique perfusée à la nostalgie des années 90 et de ses compiles d’eurodance qui tachent, quand les champs accueillaient des raves avec la lune pour seule témoin des trips sous acides.

La rencontre s’est faite en 2018 sur un remix du titre Oubliette, présent sur le EP Hyperstition de Mathilde Fernandez, qui avait flashé sur internet sur les compositions de Paul Seul. L’année suivante, ils montent Ascendant Vierge en se basant sur leur signe astrologique, et soignent leurs tenues de scène Matrix-compatibles. Leur premier ep, Vierge, sorti sur le label allemand Live From Earth aligne sept titres de hard-dance cyber-punk baroque où la frappe lâchée par Paul Seul se cogne aux roucoulades poétiques de Mathilde Fernandez qui nous parle de discothèque, d’influenceur, de la vie d’avance, d’horoscope, mais surtout de faire et de refaire. Des Rita Mitsouko version 2020. Des Niagara trempés dans un bain d’ecstas.

Malgré le côté déconneur et déconnant du projet, il ne s’agit là ni de pasticheni d’auto-dérision. Ascendant Vierge a le génie de combiner exaltation du dancefloor la tête dans l’espace et chanson pop en français dans le texte. Sur scène, le duo – crâne rasé pour lui, extension XXL pour elle – maîtrise comme jamais, hystériques performeurs qui nous donnent envie de “danser pendant des heures”pour citer leur titre Discoteca. Leur musique synthétise la fête, dans tout son débordement d’émotions, de bras et de jambes. Inutile de préciser qu’on en a plus que jamaisbesoin. C.B.

34All the Time deJessy Lanza(Hyperdub)

Jessy Lanza évolue-t-elle dans l’après-monde ? Dans les coursives éclairées au néon quadrichromique de notre imagination, on aperçoit au loin la Canadienne dessiner les contours d’une réalité alternative. Là-bas, les basses sautillantes se télescopent telles des particules subatomiques dans l’univers, elles ont des reflets métalliques, mais ne sont jamais rutilantes. Là-bas, la trap music est encapsulée dans un nuage orangé, les cliquetis des machines rebondissent comme une bille sur les bumpers d’un flipper et les sound effects traversent l’espace comme des comètes insouciantes.

Là-bas, encore, la musicienne réinvente la figure du crooner solitaire, moulée dans un alliage de soul et de r’n’b électronique, et dont la voix, mutine, préfère se fondre dans le paysage sonore – sans toutefois parvenir à dissimuler une émotion qu’elle feint de contenir mais qui transperce.

Quatre ans après Oh No, un disque sur lequel elle avait musclé la prod et augmenté les BPM, Jessy Lanza est revenue en 2020 avec All the Time, un troisième album minimaliste, anticipant les questions existentielles que les récentes périodes de confinement ont fait péter au visage du monde. Ludique, cette nouvelle collaboration avec le fidèle Jeremy Greenspan (Junior Boys) l’est assurément. On n’a pas fini de se laisser surprendre par les fulgurances synthétiques d’une production sans défaut qui, en plus de déborderd’idées ingénieuses, réussit le prodige de nous faire entendre quelque chose de nouveau à chaque fois – un peu comme si ces ad-libs instrumentaux qui ponctuent les dix titres du lp étaient des organes autonomes, lâchés au milieu d’une structure sonore rebondissante.

Mais cet écrin sert surtout de caisse de résonance aux pensées azimutées de Jessy, qui plaque ici, sans chercher à trouver d’issue ni même de réponse, ses pensées perdues comme si celles-ci ne se révélaient à elle qu’une fois lancée dans un processus de création : “Once I’m spinning, I can’t stop spinning”, chante-t-elle ainsi sur Lick in Heaven.F.M.

33SUREX dePerez(Etoile Distante Records/Differ-Ant)

Le troisième album de Perez s’appelle SUREX, avec des majuscules, pour mieux frapper. SUREX comme la surexcitation, surexposition, surexploitation. SUREX, évocation d’un fictif antidépresseur, pilule du bonheur dans un avenir pas si lointain. Le Français sort un album profondément actuel, miroir de notre réalité déformante voire grimaçante. L’un des plus beaux morceaux s’appelle d’ailleurs El Sueño, le rêve. Perez a cette qualité mouvante du songe, sa texture fluide, presqueinsaisissable.

Mû par une curiosité, un besoin d’expérimentations, de triturations, de questionnements, ce diplômé de philosophie originaire de Bordeaux synthétise à lui seul l’époque angoissée par ce monde en voie de cauchemardisation. Et représente bien la scène artistique férocement contemporaine qui s’entiche de récits d’anticipation et d’esthétique digitalisante, revisite un romantisme noir dans une sauce fluo de psychotropes. Perez injecte, en supplément, une écriture ciselée, précédemment très narrative.

Cela fait un moment que le musicien malaxe la musique dans sa tête et dans sa voix. Ex-chanteur du grouped’electro-rock Adam Kesher, qui explose de lassitude au début des années 2010, il s’embarque en solo sous son nom de famille, Perez. Si ses deux premiers albums, Saltos et Cavernes parlaient beaucoup d’amour, SUREX semble, lui, porté par la notion d’amitié, de collectif, avec, en ouverture, le saisissant premier single qui associe les mots “amis” et “animaux”, esquissant une réflexion sur notre état de nature, irrémédiablement nouéà notre mortalité.

Plus ça va et plus Perez s’éclate. Ça se sent. On le voit se débarrasser de l’héritage “pop française”, déjouer les attentes et assumer sa singularité. SUREX a un petit quelque chose du Ludi de Chassoldans sa volonté de refléter non pas ce que nous avons sous les yeux mais plutôt la trace émotionnelle, souvent impalpable, que nous laisse le réel. Perez propose, sans jamais nous perdre en route, pétri d’un humanisme grisant, lunaire et lumineux. C.B.

32KiCk i deArca(XL Recordings/Wagram)

Trois ans qu’on était sans nouvelles d’Alejandra Ghersi, jeune productrice, prodige et multiple, prolifique et dispersée, qui nous avait laissé·es avec un troisième album, Arca, curieusem*nt calme et introspectif, quasi religieux et mystique, où elle renouait avec ses racines vénézuéliennes, son amour pour les instruments baroques et une certaine forme de sacralité.Un disque qui tranchait avec ses deux premiers disques et leurs mille idées à la minute, concassage en règle où se mélangeaient les expérimentations d’Aphex Twin, les sonorités populaires du reggaeton, la musique de chambre, le rap, comme toutes les possibilités de déformation, accélération et décélération offertes par les logiciels modernes.

Repérée très tôt par Kanye West, productrice du premier epde FKA twigs dont elle va forger ce r’n’b squelettique, Arca va surtout se faire connaître en réalisant Vulnicura de Björk, disque sublime où la diva islandaise conjugue enfin passé et avenir. Si on était sans nouvelles de la prolifique et multiple Arca, c’est que la productrice avait fait son coming out non binaire avant de s’affirmer désormais femme transgenre, de déménager de Londres à Barcelone, de se mettre à la peinture mais surtout de tomber folle amoureuse de l’artiste multimédia Carlos Sáez.

Un temps d’adaption nécessaire pour revenir en février avec @@@@@, single apocalyptique de plus d’uneheure, entre tôles froissées et références à Cronenberg, rythmes dilapidés et samples fantomatiques, esquisse de la nouvelle Arca à venir. Celle d’une productrice cyborg, mélangeant Botticelli et prothèses de bras, prête à pulvériser tous les standards de la musique actuelle.

Premier volume d’une quadrilogie à venir, KiCk i est une explosion aux mille saveurs où Arca invite Björk à chanter en espagnol, la productrice démentielle SOPHIE ou Rosalía et son flamenco revisité. Un album détonant, qui danse sur un pied et incante de l’autre, mélange reggaeton et pop fluette, rap désincarné et chansons tristes, eurodance et electro radicale, comme si la pop music était tombée dans le blender des études de genre. P.T.

31La Course deBon Voyage Organisation(L’Invitation Musicale/Bigwax)

Dans un café parisien, Adrien Durand, éminence grise de Bon Voyage Organisation, se souvient d’un concert de Magma : “Merci aux musiciens de nous avoir aidés à accomplir cette musique aujourd’hui”, avait conclu Christian Vander ce soir-là. “Accomplir la musique, mais putain, mais bien sûr !”, s’exalte encore Adrien, un an après. A la sortie de son album Jungle ? Quelle Jungle ? (2018), il établissait ainsi les bases de son éthique de création : “Je n’aime pas quand on dépasse le cadre de l’esthétique qu’on s’est fixée” – façon de rappeler qu’en studio, comme dans une tour de contrôle, il faut un aiguilleur.

Tandis que sort dans une France confinée La Course, son démiurge prend acte de ses propos et pose un addenda allant dans le sens de l’accomplissem*nt de la musique : il ne s’agit plus tant ici de définir une “esthétique”que de mettre en place les conditions de réalisation d’une œuvre. Et la première de ces conditions aura été de réunir dans une même pièce les musiciens (Adrien Soleiman, Julien Cavard ou encore Maxime Daoud d’Ojard), dans le but de voir ce qu’il adviendrait de la musique. Longtemps estampillée “disco” ou “space-disco”, voire “post-disco”, la musique de BVO tient aujourd’hui davantage du contexte d’enregistrement des albums de l’avant-garde jazz électronique que des embardées clinquantes de Cerrone.

La Course défile ainsi comme le générique de Star Wars dans l’immensité de l’univers, opposant à la démonstration de force ou même aux boursouflures virtuoses des techniciens de la musiquela valeur du collectif et la puissance d’évocation sidérante d’un voyage aux confins des imaginaires. Le sax free et éraillé de Soleiman sur Chanson effleure l’idée d’une incantation mystique dans un paysage ressemblant à la pochette de l’album Sextant (1973) d’Herbie Hanco*ck, tandis que celui de Julien Cavard, sur Un Américain à Tanger, semble revisiter le thème du Caravan de Duke Ellington, le tout dans un disque dont vous êtes le héros, véritable bande originale d’un film sans image. Une source d’émerveillement inépuisable. Musique accomplie. F.M.

30Gore deLous And The Yakuza(Columbia/Sony Music)

Avec son premier single Dilemme, paru en septembre 2019, Lous And The Yakuza imposait un univers à 360 degrés, pensé dans ses moindres détails : une musique entremêlant hip-hop et chanson française (elle s’est parfois décrite comme “un mélange de Kaaris et de Dalida”), des visuels cinématographiquesqui n’hésitent pas à fusionner culture congolaise et tableaux Renaissance, et un stylisme qui s’affranchit de tous les codes spatio-temporels. Une recette qui a su séduire bien au-delà des frontières de la francophonie. Quelques millions d’écoutes plus tard, Lous And The Yakuza était sur toutes les lèvres. On l’a vue sur les réseaux sociaux de Madonna et Issa Rae. On l’a admirée sur le podium du défilé automne-hiver 2020-2021 de la maison Chloé, ou dans une campagne Louis Vuitton, dont elle est devenue l’égérie.

Née au Congo en 1996, la chanteuse a vécu au Rwanda, puis en Belgique. La poursuite de ses rêves entraîne des moments difficiles : une période sans domicile fixe, une dépression, du trafic de drogue, une maladie… autant d’obstacles que sa ténacité l’aidera à surmonter. Si la solitude est l’un des thèmes majeurs de ce premier album, Lous And The Yakuza le martèle : elle ne serait rien sans son équipe. “Lous, c’est l’anagramme de soul, et les yakuzas, ce sont tous les gens de l’ombre qui travaillent avec moi”, détaille cette férue de culture japonaise.

Réalisé avec El Guincho, Gore met en exergue un désir de réussir, coûte que coûte. Avec Dans la hess, l’autrice, compositrice et interprète exprime clairement son but : “Prendre le game à toute vitesse.” Autre thème récurrent : son identité de femme noire. Tout au long du disque, dont les sonorités empruntent parfois à la rumba congolaise, Lous And The Yakuza la célèbre en rappelant que sa peau est “couleur ébène” (Dilemme), en demandant “pourquoi le noir n’est pas une couleur de l’arc-en-ciel” (Solo). En dépit de son titre, Gore est finalement un album lumineux, qui prône la résilience, l’affirmation de soiet le mélange des genres. N.C.

29 The Slow Rush deTame Impala(Modular Recordings/Caroline)

Maintes fois annoncé et autant de fois repoussé, ce quatrième album de la clique de Perth entérine la formule pop initiée avec Currents et explose ses canons en convoquant une palette de sonorités disco jouées au bord du gouffre. Porté par une poignée de morceaux de bravoure (Posthumous Forgiveness, One More Hour) et autant de micro-hits impalesques (Borderline, On Track), The Slow Rush témoigne de l’obstination d’un Kevin Parker en exil à rendre compte de son impeccable maîtrise des outils que l’époque peut offrir à un musicien ambitieux. Ce disque procède d’une volonté de l’Australien de voyager, ce qu’il appelle un “recording trip”. Le titre de l’album colle à l’époque et semble habité par les préoccupations climatiques et spatiotemporelles contemporaines.

Kevin Parker n’est pas ce qu’on appelle à proprement parler un songwriter : “Appelle ça comme tu veux, mais je déteste m’asseoir pour écrire une chanson. C’est peut-être trop difficile pour moi, trop engageant. Ou c’est peut-être que je trouve ça tout simplement mortellement chiant”, dit-il en se marrant. Pour invoquer ce genre de tapisseries sonores plus que jamais exaltées dans The Slow Rush, il se met donc davantage dans la peau d’un metteur en son, cerné par un nombre considérable de claviers, de guitares et de matériels qu’il déniche sur reverb.com en tapant comme seul mot clef “vintage”.

A titre d’indication, Innerspeaker, leur premier album, avait été mis en boîte en ayant recours durant l’enregistrement à cinq instruments différents. The Slow Rush en compte plus de cinquante. Le plus troublant dans cette histoire, c’est que les prodiges réalisés au début de la carrière du groupe avec si peu de matos relèvent d’une richesse sonore et d’une force d’évocation tout aussi fortes qu’aujourd’hui.

Toute cette histoire aurait pu tourner à l’exercice de style, c’est finalement une œuvre complexe, tiraillée entre recherche mélodique et architecture sonore fascinante qui nous est donnée à entendre. Un véritable meurtre sur le dance-floor. F. M.

28 Baby Love deJean-Louis Murat(LE LABEL/PIAS)

Après Travaux sur la N89 (2017), où l’Auvergnat arpentait son monde en chantier, et Il Francese (2018), marqué par la disparition de son batteur historique, Christophe Pie, et les aspirations napolitaines de son auteur, on attendait logiquement “le troisième étage de la fusée” pour refermer ce captivant triptyque muratien. Jamais là où on l’attend depuis le 45 tours Suicidez-vous le peuple est mort (1981), Jean-Louis Murat sort le disque le plus groovy de sa carrière.

“J’en avais marre de réfléchir aux chansons, je voulais d’abord m’amuser et me mettre hors contrôle”, expliquait-il avant le printemps confiné.“Cet album concentre toute la musique que j’aime, en particulier celle qui me donne envie de danser, comme le disco. Car je suis un danseur invétéré.” Ecoutant en boucle Earth, Wind & Fire pendant la genèse de Baby Love, l’infatigable auteur-compositeur-interprète retrouve son vieil acolyte Denis Clavaizolle (déjà présent au générique de Cheyenne Autumn en 1989) pour arranger et jouer en tandem son vingtième album.

Largement inspiré dans ses paroles par sa propre révolution intime, Murat fend l’arm(o)ure dans une tonalité étonnamment dansante, à l’image du rose disco de la pochette typographique. Entre sentiment nouveau (La Princesse of the Cool, Le Reason Why, Si je m’attendais) et parcours de la peine (Troie, Réparer maison, Ça s’est fait), le chanteur nous confesse son “impudeur totale, mais sous une forme métaphorique, au premier, deuxième ou troisième degré. Je suis comme le magicien Charly Potter, je sais exactement tout ce qu’il y a dans mes chansons. Effectivement, Baby Love est particulièrement chargé en vécu. Il y a trois mois de vie dedans.” Avant de livrer le fil rouge de sa discographie depuis quarante ans : J’ai une vie de souffreteux du côté du cœur, alors je dispose d’une matière inépuisable.” Baby Love ou l’un des grands disques de 2020, année confinée pour les amoureux. F. V.

27 Beyond the Pale deJARV IS…(Rough Trade Records/Wagram)

En 2019, dix ans après un second album solo rock et rugueux enregistré avec Steve Albini (Further Complications), Jarvis co*cker officialisait la naissance de son nouveau groupe à travers le single Must I Evolve?, formidable embardée pop en forme de profession de foi. Outre son génial leader binoclard, on retrouve ici la chanteuse et harpiste anglaise Serafina Steer, les musicien·nes Emma Smith (violon, guitare), Andrew McKinney (basse), Jason Buckle (synthés) et Adam Betts (batterie). Une formation élargie en sextuor pour assouvir l’ambition musicale et vocale démultipliée de JARV IS… : Beyond the Pale n’est pas un album live, mais un album alive, “car la vie est avant tout une expérience live”.

Deuxième single dévoilé avant le confinement, le bien nommé House Music All Night Long confirmait l’orientation artistique de JARV IS…, faisant soudainement revivre le spectre de Pulp, période Separations. Une impression définitivement confirmée avec Am I Missing Something?, ambitieuse pièce montée orchestrale de près de sept minutes où Jarvis co*cker excelle et brille comme au premier jour.

Il y a un plaisir évident à l’entendre aujourd’hui dans JARV IS…, qui est d’abord né sur scène au festival islandais de Sigur Rós en 2017. Avant de pouvoir en juger de visu quand les salles de concert rouvriront normalement (l’an prochain ?), on prend le temps de plonger à l’envi dans les sept morceaux copieux de Beyond the Pale, comme ce Sometimes I Am Pharaoh, où le natif de Sheffield et Parisien à mi-temps critique le tourisme de masse en se remémorant une scène vécue au Sacré-Cœur.

Le titre suivant, Swanky Modes (d’après une boutique de fringues à Camden devant laquelle l’étudiant en art d’alors passait), est une superbe ballade interprétée à deux voix avec Serafina Steer dans un écrin ourlé qui évoque instantanément les plus beaux moments de This Is Hardcore. Vingt-cinq ans après le succès de Different Class, Jarvis co*cker gardera toujours cette classe différente des autres songwriters britanniques. JARV IS… unique.F. V.

26 The Ascension deSufjan Stevens(Asthmatic Kitty/Modulor)

Au début des années 2000, Sufjan Stevens s’était fixé l’objectif de consacrer une œuvre à chaque Etat des Etats-Unis, sans jamais véritablement dévoiler d’index, ni même de cadre précis d’expression, à ce grand travail de documentation. Si, dès le début, les albums Greetings from Michigan the Great Lake State et Come On Feel the Illinoise semblent poser les bases d’une cartographie cohérente, le natif de Detroit s’éloignera vite de ce format carte postale pour tenir un propos plus diffus, révélant la vraie nature de son dessein : faire de son œuvre une somme, et de cette somme un labyrinthe protéiforme, où se télescopent l’intime et le destin d’une nation bâtie dans le sang.

C’est d’ailleurs par l’entremise d’un single long de douze minutes trente, sobrement intitulé America, que Sufjan Stevens a annoncé la sortie de The Ascension. Un titre sur lequel il renoue avec les brouillards électriques et expérimentaux de The Age of Adz, grand album de pop baroque.

Introduit par des psalmodies orientales presque indicibles, ce huitième album studio commence par un marché : “Make me an offer I cannot refuse.”Sufjan se retrouve, comme Robert Johnson avant lui, à la croisée des chemins. Sauf qu’il ne vendra pas son âme au diable : il veut se délivrer. Le kid du Michigan traverse son disque en chantant ce qu’il ne veut plus être et ce en quoi il ne veut plus croire. Dans un album vaste comme un paysage arizonien, il convoque ainsi les héros mythiques des textes sumériens (Gilgamesh), s’excuse presque, dans une sorte de transe lumineuse sur le titre Landslide, de passer pour un confucianiste et clame son détachement de la vie virtuelle sur le très synth-pop Video Game.

Sufjan Stevens cherche une vérité que seule la déconstruction systématique des mythes fondateurs pourra révéler. “Nous venons tous d’ailleurs”, écrivait-il en 2017 en réaction à la politique migratoire de Donald Trump. Tandis que Kanye West est entré dans un processus de zombification carpenterien, Sufjan Stevens livre le récit d’un retour à cet ailleurs. F. M.

25 Pour de vrai d’Ichon(911 & Savoir Faire/The Orchard)

En août 2017, Les Inrockuptibles organisaient une série de concerts gratuits autour des kiosques parisiens. Ichon était de la partie. “PH Trigano m’accompagnait sur ce truc. En répétant pour le concert, on s’est mis à composer de nouvelles chansons. Je me suis dit que j’allais faire mon premier album comme ça, avec lui.”

Le rappeur/chanteur et le producteur ont donc poursuivi durant trois ans le travail entamé, et accouché d’un premier lp. Son prédécesseur, Il suffit de le faire (2017), intronisé “mixtape”, comportait suffisamment de rage et de douceur pour faire vriller en complexité, ce qui valut à YannBella Ola, alias Ichon, un passage aux Inrocks Festival en novembre 2017 avec le collectif Bon Gamin, formé avec ses potes de toujours Loveni et Myth Syzer.

Un fossé sépare la mixtape de l’album, l’une rappée et castagneuse, l’autre doux et chanté. Mais, surtout, un fossé de maturité. Il le dit lui-même : son approche de la vie “a changé”. Il a suivi une thérapie, arrêté la drogue, renoué avec sa famille, mais surtout freiné des deux pieds. Il se sentait prisonnier de cases, obligé d’aller à contre-courant, de faire son rebelle. “Je voulais me faire une place.”

Si PH Trigano a grandement contribué à la production, Pour de vrai reste une affaire solitaire. L’histoire d’un garçon un peu paumé qui s’arrête pour se regarder dans la glace. “Miroir, miroir, dis-moi qui je suis/Qui je fuis”, chante-t-il sur Miroir. “Devant le miroir, je me sens timide/Tout le monde me croit invincible”, enchaîne-t-il. On sent qu’Ichon se parle à lui-même et que ce n’est pas une partie de plaisir. Pourtant, les productions sont suaves, tranquilles, notamment sur la très belle Elle pleure en hiver, avec Sabrina Bellaouel aux choeurs.

On sent du mystique chez Ichon. Du moins une quête de sens, de vérité. Il assure ne pas avoir plus d’attente que cela, avoir pris ses distances avec la surconsommation, le luxe et la luxure, la “fast fashion” et la réception du public. “Ça m’a sauvé la vie de prendre de la distance”, reconnaît-il sur Litanie. Etrange reflet de l’époque. C. B.

24 Mordechai deKhruangbin(Dead Oceans/PIAS)

Ce troisième album de Khruangbin fut l’une des bandes-son idéales du confinement pour croire en des jours meilleurs. Sa sortie estivale est tombée à point nommé pour accompagner nos vacances hexagonales, avant de redevenir notre fond sonore en cet automne reconfiné et toujours aussi incertain. Porté par l’addictif single So We Won’t Forget, l’une des chansons de l’année étrangement reléguée en avant-dernier index et figurant bien évidemment sur notre sampler de l’année 2020 encarté avec ce numéro, Mordechai illustre à merveille l’esprit voyageur qui a toujours habité le trio texan depuis ses débuts en 2011.

Autour de la bassiste et chanteuse Laura Lee, du guitariste Mark Speer et du batteur Donald ‘Deej’ Johnson, se jouent depuis Houston des morceaux transfrontaliers qui mélangent aussi aisément que naturellement surf music, thaï funk, rock psychédélique, blues touareg et dub jamaïcain, dont The Universe Smiles Upon You (2015) et Con Todo El Mundo (2018) furent les deux premiers et captivants chapitres discographiques.

Si cet album est plus bavard donc chanté qu’à l’accoutumée avec une Laura Lee tout en suavité vocale, c’est aussi parce qu’il évoque les thèmes de la mémoire et du temps, entre histoire fantasmée (Time (You and I) au groove moite), digressions répétitives (Father Bird, Mother Bird) et rêve éveillé (Pelota aux airs de flamenco psyché).Un titre en français dans le texte interpelle : Connaissais de face, une plage quasi instrumentale qui semble extraite d’une vieille compilation Soul Jazz Records. Et si le semestre écoulé depuis la sortie estivale de Mordechai n’a pas suffi pour explorer tous les recoins fascinants d’un disque à la fois irrésistible et profond, aérien et chiadé, on se laisse bercer nuit et jour par la voix chaloupée de Laura Lee : “That’s life: if we had more time, we could live forever.” F. V.

23Renegade Breakdown deMarie Davidson & L’Œil Nu(Ninja Tune)

Premier album de la trop méconnue Marie Davidson avec sa nouvelle formation, Renegade Breakdown sème la joie. Avec cette Montréalaise, il a toujours fallu s’accrocher, tant projets et sorties n’ont cessé de se multiplier au fil des années (dont quatre albums solo), sans qu’unecarrière se dessine au-delà des clubs. Une personnalité complexe, multiple, qui n’a jamais caché une tendance à la dépression. Marie Davidson a déjà évoqué la difficulté de tourner seule avec sa petite valise, d’enchaîner les villes et les hôtels,de se retrouver confrontée à la solitude, de chercher encore et encore la force amoureuse nécessaire pour monter sur scène.

D’amours, Marie en a plusieurs : le disco, la pop, le funk, l’ambient, la techno, les musiques expérimentales, le spoken word, la frappe, le kick et les compositions d’Angelo Badalamenti. Mais jusqu’ici la colonne vertébrale se tenait: un étrange mélange de darkwave dépressive, de techno au marteau piqueur et, donc, de spoken-word électronique avec une dose d’humour et d’excentricité. Renegade Breadown rompt avec la tradition, et nous fait mieux comprendre la décision prise parDavidson en 2019 de quitterla scène club. Renegade Breakdown est un album de chansons, certes cheloues, mais pop quand même, principalement en anglais avec quelques incursions en français. Une diversité qui transforme chaque titre en un petit monde en soi. Le disco de Worst Comes to Worst n’a pas grand-chose à voir avec la magnifique ballade synth-rock Back to Rock, l’énergie pop insolente de C’est parce que j’m’en fous, ou le jazz de Just in My Head.

Le single d’ouverture de l’album mériterait que l’on organise une fête à sa gloire : il a la puissance, la dextérité, d’encapsuler l’énergie abrasive d’une soirée, avec soninsolence en latex, bien collante, bien humide. Et ce génie de break à 2:36 en forme de feu d’artifice à la Mylène Farmer. On ne comprend pas tout ce qu’elle dit, Davidson,mais sa voix haut perchée a le don de coller des gouttes de sueur excitées dans le bas du dos. Belleréussite. C. B.

22 Galore deOklou(Because Music)

Après une demi-décennie à égrener des morceaux au compte-gouttes numérique, Marylou Mayniel emboîte enfin le pas du long format. Du maxi inaugural Avril ep (2014) à l’album Galore, six ans se sont déjà écoulés pour celle qui émergea dans la nasse de l’internet wave, un courant porté par d’apprenti·es “digital natives” en quête d’aspirations musicales qui mixent electro, hip-hop, r’n’b et Auto-Tune.

Née en 1993, la chanteuse, compositrice et productrice se souvient du temps passé sur GarageBand puis sur Logic, ces logiciels de musique assistée par ordinateur avec lesquels elle a fait ses premières armes.

Bavarde mais posée, lucide mais déterminée, Oklou s’enrichit de toutes ses expériences et démultiplie volontairement les collaborations, hasardeuses ou provoquées. Les noms figurant au générique de sa courte discographie l’attestent clairement : Casey MQ, Sega Bodega, Flavien Berger (aux côtés duquel elle s’essaie dans sa langue maternelle), Musa Musa, Krampf et, bien sûr, Coucou Chloé, qui éditera l’ep The Rite of May (2018) sur son label Nuxxe.

Avec la complicité du coproducteur canadien Casey MQ, chacune des onze plages de Galore a été mûrement pensée et réfléchie selon la couleur, l’humeur, la chronologie d’une journée entière pour une écoute matinale ou vespérale, diurne ou nocturne, à l’inverse du fonctionnement de son autrice, qui compose indifféremment de jour comme de nuit. L’enchaînement Galore, God’s Chariots et Nightime pourrait constituer le fil conducteur du premier album addictif d’Oklou, promotionné par son label comme une mixtape.

Avec son home-studio (un clavier MIDI et un ordinateur en b.a.-ba minimal), que cette nomade déplace au gré de ses déménagements, Oklou aspire à trouver un studio de travail, à défaut d’un lieu de vie. Intuitive et obstinée, inspirée par les parcours de l’Américaine Caroline Polachek ou de l’Espagnole Rosalía, la brillante Oklou croit en sa bonne étoile, privilégiant sa quête artistique au succès commercial. F. V.

21 American Head deThe Flaming Lips(Bella Union/PIAS)

Trente-sept ans de carrière. Presque quatre décennies jalonnées de merveilles telles que The Soft Bulletin, Yoshimi Battles the Pink Robots ou At War with the Mystics, mais aussi d’une période moins inspirée qui installera chez certain·es une réelle lassitude vis-à-vis de la recette psychédélique des Flaming Lips (“déclin” que l’on situera après Embryonic en 2009). Parmi les fidèles, l’éternelle question qui brûle les lèvres à chaque annonce d’un nouvel album est bien évidemment de savoir si celui-ci marquera le “grand retour” du groupe.

L’an passé, King’s Mouth, plaisant conte musical laissant une large place aux nappes électroniques n’avait pas réussi à ravir ce titre. Il aura suffi d’une écoute d’American Head pour se laisser happer totalement. La force mélodique, les grandioses envolées pop et le chant aussi fragile que beau de Wayne Coyne touchent au cœur. Le magicien de l’Oklahoma revient plus en forme que jamais.

American Headest un tournant et un sommet dans la carrière des Flaming Lips. Il réunit – tant au niveau des paroles que du son – le meilleur de ce que le groupe a pu faire tout au long de sa discographie. Le titre fait office de programme. Les nouvelles compositions, notamment When We Die When We’re High ou Flowers of Neptune 6, soulignent l’envie des musiciens de se plonger tête la première dans l’Americana et de questionner leurs racines américaines. Sur God and the Policeman, ils se paient d’ailleursle luxe d’inviter la chanteuse Kacey Musgraves, poids lourd de la country US.

Si la virée est belle, on retrouvera quelques balises psychédéliques bien connues en chemin. Ici, le cow-boy est un junkie à veste à franges colorées, et les grandes plaines de l’Amérique éternelle, des paradis tout autant perdus qu’artificiels. L’image romantique du cavalier errant, de l’outsider magnifique qui trouve le courage de poursuivre inlassablement sa route fait pleinement écho à la trajectoire courageuse du groupe. A. D.

20 Trinity deLaylow(Digital Mundo)

Depuis l’avènement du streaming, de l’écoute titre par titre et de la spontanéité artistique, la face du rap français a bien changé. Parmi ses nombreuses mutations, il y a une certaine disgrâce des albums concepts. Certes, ils n’avaient pas disparu. Mais la sortie et le succès du premier lp de Laylow, Trinity, marquent tout de même un tournant. Désormais, le rappeur toulousain est une référence en la matière, et d’autres lui emboîtent le pas.

L’unité sonore de Trinity est frappante. Cette atmosphère industrielle, peuplée de cyborgs, de créatures bioniques, d’intelligences artificielles et de voix désincarnées transparaissait déjà dans les quatre précédents maxis qui l’avaient progressivement installé comme l’un des rappeurs les plus singuliers et prometteurs de l’Hexagone. Une esthétique longuement travaillée, que ce soit dans ses productions ou dans ses clips, souvent signés du duo TBMA. Au sein de celui-ci, on remarque un certain Mr. Anderson, crédité comme beatmaker sur plusieurs instrus de Trinity. Il s’agit en fait de Laylow lui-même, preuve de la main-mise rigoureuse du rappeur sur l’ensemble de sa production artistique. D’où l’unité, d’où le concept.

Le fil rouge est sonore, mais également formel. Trinity est composé d’interludes mettant en scène une voix off robotique. Elle nous parle d’initialisation de logiciel, de mises à jour, de technologie activée… “Je suis allé chercher dans les vieux disques que j’aimais, et qui contenaient justement des interludes, raconte Laylow. Quand j’étais petit, je ne comprenais rien aux albums américains, mais lorsqu’il y avait ces passages-là, quand j’entendais des mecs hurler dans en studio juste avant que le son se lance, je me disais que, plus grand, je ferai la même chose. C’est con, mais je m’y suis tenu.” Ça n’a rien de con. Ces interludes servent à introduire certains des meilleurs morceaux de Trinity.

Megatron tout d’abord, single frontal et martial, sur lequel Laylow fait parler la théâtralité de son flow, presque son jeu d’acteur. Mais aussi Piranha Baby, hanté par des basses gongs massives et des synthés passés en reverse, comme pour installer le malaise et la lourdeur. Ala production, Dioscures, acolyte des débuts, et également proche de Wit. Ce dernier, grand ami de Laylow, est présent sur …De Bâtard, l’un des morceaux les plus déroutants de l’album. Visuel au possible, il dépeint quatre personnages, un par couplet, répartis entre les rappeurs, nouvelle illustration de l’importance de l’interprétation et du jeu dans cette fascinante tracklist.

Trinity, Mr. Anderson, le vert de la pochette, les voix off… L’univers tourne autour des références évidentes à Matrix, et introduit un aspect cinématographique très fort. “Il y a un avant et un après-Matrix, relève Laylow. C’est un film choral qui change ta vision du monde. C’est celui qui m’a fait adorer le cinéma. J’ai dû voir le premier une dizaine de fois. Et puis, il y a les effets, l’idée que le monde n’est pas réel… J’ai essayé de retranscrire ces idées dans l’album.” Trinity oscille constamment entre les identités successivement revêtues par Laylow, joue sur la frontière entre fiction et réalité, entre respect d’une certaine tradition musicale et volonté de se tourner résolument vers le futur. N’est-ce pas, d’ailleurs, l’un des grands thèmes historiques du rap ? B. M.

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19GONG !deCatastrophe(Tricatel)

“On rêvait d’un mariage entre Kendrick Lamar et Jacques Demy, alors on a fait notre propre comédie musicale.” On reconnaît bien là le sens de la formule de Catastrophe, révélé en 2018 avec La nuit est encore jeune. Ce groupe a trouvé chez Tricatel le label idéal pour expérimenter sa créativité débordante, sa liberté affolante et son génie renversant.

Sonnant le GONG ! de la rentrée, leur comédie musicale sur la forêt, les smartphones et le temps qui passe est une source inépuisable d’enchantement. Que les six membres de Catastrophe résument comme suit : “Jacques Demy pour les couleurs, Starmania pour la noirceur, Talking Heads pour la folie, Fela Kuti pour la sueur et Childish Gambino pour la polyvalence.”

La comédie musicale est un genre chéri par Blandine Rinkel. “Mon rapport à la musique est né par les comédies musicales, avant de découvrir et d’écouter d’autres styles. Je suis fan de Sweet Charity, Cabaret, All That Jazz, Le Fantôme de l’Opéra et même de Cats. On a pensé notre nouvel album physiquement sur scène, que ce soit à travers la danse, la chorégraphie, l’improvisation. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons enregistré notre disque en étant réunis tous les six dans le même studio, perdu en pleine forêt des Landes. La comédie musicale nous permet d’être à la fois poétiques et délurés.”

Consciente des clichés à éviter, la joyeuse bande cherche une troisième voie, “fuyant à tout prix le kitsch et le trop conceptuel, sans oublier l’essentiel : composer des chansons pop(ulaires). Revendiquant leur honnêteté en même temps que leur naïveté, les musicien·nes cherchent le moyen idoine d’exprimer leurs désirs, leurs peurs, leurs interrogations à travers un genre musical qui offre une palette infinie de couleurs, à l’image des costumes qu’ils arborent sur la pochette, représentant autant d’humeurs.

L’ahurissant spectacle American Utopia de David Byrne finit de les convaincre. “La liberté de mouvements et de gestes de David Byrne avec ses musiciens nous a unanimement bluffés. C’est rare de voir un artiste d’une telle notoriété nous parler droit dans les yeux, tout en se démultipliant sur scène. Sa performance d’une extrême générosité relevait autant du concert que de l’exercice théâtral.”

Au contraire de l’album inaugural, la formation a écrit GONG ! entièrement en français, avec certains textes précédant pour la première fois les accords (Les Méridiens, Solastalgie). “Notre premier lp était assurément plus crypté et nocturne. Notre propos est aujourd’hui plus limpide et lumineux. A force de passer du temps ensemble, chacun met davantage d’intimité dans le groupe”, expliqueArthur Navellou.

Avec acuité, ils posent des mots sur le monde qui s’écroule, le dérèglement climatique, la cyberdépendance, le recommencement, l’amour et la mort. Si le mixage du disque a été achevé pendant le début du confinement, son écoute a pris des allures de “magie noire”, d’après Blandine Rinkel.

“Une chanson comme Le Grand Vide a soudain pris une autre interprétation, en évoquant l’ennui et la contemplation. Idem pour Les Méridiens, dont le refrain dit ‘Demain n’existe pas, demain n’existe plus’. Autant d’échos involontaires à notre inimaginable printemps confiné. D’ailleurs, le pitch de notre comédie musicale, c’était six personnes enfermées dans une pièce qui se demandent comment arrêter le temps.” En pleine pandémie mondiale, le nom de Catastrophe n’a jamais résonné avec autant d’à-propos, tout en apportant le meilleur remède à la sinistrose. F. V.

18 The Mother Stone deCaleb Landry Jones(Sacred Bones Records/Modulor)

On a discuté avec Caleb Landry Jones, jeune et brillant acteur croisé notamment chez le fiston Cronenberg (Antiviral, 2012), Jim Jarmusch (The Dead Don’t Die, 2019) et dans la fresque majeure de ce début de millénaire, Twin Peaks: The Return (2017) de David Lynch aux tout premiers jours du lockdown planétaire. De sa Californie, on sentait dans la voix le doute et la fébrilité des lendemains incertains, sans que ne s’estompe son enthousiasme à l’idée de voir, après des années d’un pléthorique do-it-yourself confidentiel, son premier véritable album paraître sur l’un des plus prestigieux labels de rock déviant. The Mother Stone, nous dit la note d’intention, aurait été conçu à la suite d’un désarroi amoureux, ce qu’on appelle un break-up record.

“Oui, une grande partie de l’album est influencée par une séparation, confirme-t-il, mais l’ensemble a ensuite été orienté par la recherche d’un nouvel amour. C’est plutôt un break-up-and-wow-look-at-this-woman record !” On cherche d’abord avec Jonesà tracer des ponts avec la réalisation d’un film : “Oui, c’est comparable, car c’est un puzzle, qu’on a besoin d’une équipe et qu’il faut trouver l’assemblage qui donne du sens.” A cette différence près : “En musique, je suis à la fois metteur en scène et acteur, j’ai plus de leviers de contrôle… si tant est qu’on puisse appeler cela du contrôle !”

De l’entraînant I Dig Your Dog aux émois théâtraux de I Want to Love You en passant par la folie titubante et céleste de The Hodge-Podge Porridge Poke, on peut en effet parler de disque plus hirsute que domestiqué.On se croirait dans un cabaret fréquenté par le Bowie berlinois : “J’ai utilisé les claviers de façon expressionniste, en les poussant dans les extrêmes avec Nic Jodoin, le producteur, qui parfois me poussait, parfois me ramenait sur Terre… Enfin, quand on n’était pas en train de parler de Van Dyke Parks.” A l’écoute de cette Mother Stone sous hautes influences, on entendrait presque leurs discussions à la fois passionnées et iconoclastes sur ces figures totémiques. Où Syd Barrett semble avoir une place de choix. “J’adore The Madcap Laughs, confirme Jones, on sent que ça doit parfois être difficile pour les musiciens de suivre Syd, c’est comme jouer la comédie : il faut que ça soit mouvant, tout le temps.”

Et si c’est Radiohead qui l’ouvre, adolescent, à une approche dadaïste de l’écriture, il adjoint tout de suite à cette référence le nom de Bob Dylan : “C’est de la poésie, Dylan comme Radiohead, et j’adore l’idée que plusieurs époques et plusieurs mondes différents puissent s’entrechoquer.” Des mondes qui entrent en collision, c’est ce qui se passe tout au long de The Mother Stone : “Les chansons, et même les parties de chaque chanson, sont comme différents espaces qui communiquent, des piscines dans lesquelles tu plonges successivement.” Dans le psychédélisme ambiant, on demande à Caleb Landry Jones si son but est de distordre la réalité. “Mais la réalité, je crois qu’elle se déforme d’elle-même, je n’ai pas tant de boulot que ça !” N’empêche : The Mother Stone prouve qu’un autre bizarre est possible. R. B.

17 Heaven to a Tortured Mind deYves Tumor(Warp/Differ-Ant)

Parmi la myriade de choses plus ou moins inutiles que nous aura apprises – ou confirmées – cette période de confinement, il y aura, bien entendu, l’importance capitale des œuvres. Il y a celles que l’on (re) visite. Et puis il y a les nouvelles qui déboulent dans le grand vide qui s’ouvre sous nos pieds avec la force d’une ampoule de vitamine D. Vous l’aurez compris, on s’apprête à dire le plus grand bien de Heaven to a Tortured Mind, quatrième album de l’énigmatique Yves Tumor.

Toujours aussi peu de choses à raconter sur celui qui décline les interviews – refusant même de renseigner son lieu de résidence ou son prénom – dans sa quête d’un persona (à coups de maquillage, perruque, lentilles de couleur) par définition évanescent et sa volonté de concentrer notre attention versatile sur son œuvre, musicale mais aussi visuelle (voir ses clips et pochettes d’albums dingues).

Découvert en 2015 sur la compilation C-ORE de Mykki Blanco, Yves Tumor claque (après l’autoproduit When Man Fails You en 2015) en 2016 et 2018 deux albums insaisissables et fascinants, dans la lignée du producteur vénézuélien Arca. Le r’n’b, la soul, la pop s’y retrouvent chahutés par diverses expérimentations sonores, grondements, clappements, craquements, avec, ici et là, de purs singles surgissant par flashs, tel le titre post-Avalanches Noid, où Tumor affirme sa voix d’une façon frontalement rock.

Sur Heaven to a Tortured Mind, le voici qui délaisse l’ambient, la noise et les bidouillages électroniques pour s’engouffrer dans une symphonie rock sensuelle et grandiloquente, presque baroque. A l’image de l’incroyable morceau d’ouverture, Gospel for a New Century, fresque aux genres multiples et au titre fascinant d’actualité.Spirituel, Yves Tumor l’a toujours été, écrivant sur l’Eros et le Thanatos, la peur, l’angoisse, se grimant en diable cornu, se métamorphosant pour mieux brouiller les pistes et, paradoxalement, faire éclater chez l’auditeur·trice un lâcher-prise insensé (ses concerts se sont souvent transformés en coups de poing et nez pété).

Mais, alors qu’il nous avait toujours semblé difficile d’accéder aux confins de son esprit bancal et cachottier, Tumor se dévoile ici sous un jour nouveau. Les contours sont clairs, sans être plus pauvres. Le monde qui éclot est accessible, moins lointain. On pense, dans le désordre, à Prince, Marvin Gaye, Block Party, Ariel Pink, D’Angelo, Julian Casablancas et ses Voidz, mais aussi à Frankie Knuckles. C’est bien simple, rien n’est à jeter. Surtout pas son deuxième single, Kerosene !, porté par des riffs électriques et la voix de la chanteuse américaine Diana Gordon. Ni cet avant-dernier titre, plus discret, Asteroid Blues, bande-son d’un monde vivace, trépidant même, tendu par la ligne de basse d’une sourde crise. C. B.

16 Sexy Planet deBonnie Banane(Touché Coulé/Grand Musique Management)

Anaïs Thomas, alias Bonnie Banane, sort son premier album baptisé Sexy Planet. Sur la pochette, elle est assise sur la planèteTerre, en robe de chambre rose, un ourson en peluche dans les bras, la tête dans la Lune façon Mirabelle attendant l’Ours de Bonne Nuit les petit*, avec, en prime, un oiseau bleu dessiné virevoltant autour d’elle, qui évoque davantage le Cendrillon de Disney que le logo de Twitter. Le graphisme est aussi féerique que les quatorze morceaux qu’il renferme.

D’une féerie qui s’amuse d’elle-même, légèrement retorse, déviante, comme une marelle qui proposerait des “shots”au niveau de la case “ciel”. D’une féerie zinzin aurait-on dit naturellement, sans même savoir que le morceau d’ouverture porte précisément ce nom, “zinzin”. Comprendre: excentrique, irrégulier, bizarre. Du beau bizarre, plus exactement. Comme un album en onomatopées, en bulles de savon qui éclatent en petit “pop”.

A l’origine, il y a une jeune femme solitaire – accessoiremment diplômée du Conservatoire national supérieur d’art dramatique et aperçue dans L’Apollonide de Bertrand Bonello – qui aime chantonner en jouant du piano et en composant sur ordinateur dans son appartement parisien. Un beau jour, elle décide de faire écouter ses prods à un ami, le producteur Walter Mecca. Sort un premier single, Leonardo, puis un premier ep, Sœur Nature. Nous sommes alors en 2015, et Bonnie Banane se fait déjà remarquer par son sens de la pop française impulsée d’électronique, ses clips chiadés et son mélange de rire et de sensualité, comme une James Bond girl délurée.

Les Bijoux de la reine sortent flûte et hautbois en évoquant la tressautante folie de La Reine d’Angleterre de Philippe Katerine, quand Limites offreune charge antipatriarcale qui réaffirmela notion, primordiale, de consentement et lui a été inspirée par le viol d’une amie.“Des limites à ne pas dépasser/Si tu ne me vois plus c’est que j’en ai assez/N’insiste pas/N’hésite pas à me prendre en compte. (…) Quand je dis non, c’est non.”

Bonnie sait très bien s’entourer. Para One, DJ et producteur français, coproduit une partie de l’album. On retrouve sur le tube de l’album, La Lune &le Soleil, le producteur Varnish La Piscine, son collaborateur de longue date. Entre Snoop Dogg, Warren G., Michael et Janet Jackson,Brigitte Fontaine, Elli Medeiros et Les Rita Mitsouko, la chanteuse a la curiosité du son, celle qui amène à passer d’un territoire à l’autre avec fluidité, celle qui déconstruit les codes et décoche les cases pour mieux recréer un univers singulier, fait de citations et pourtant inédit.

“Je n’ai aucune confiance en moi et à la fois une énorme confiance en moi. C’est bizarre, explique-t-elle. Parfois, j’ai envie de disparaître, et en même temps je sais que j’ai un désir de faire ce geste à l’extérieur, de donner ces chansons à écouter, à voir, à entendre.”

Elle salue l’aide précieuse de Théo Lacroix, qui a mixé son album dans le studio genevois du label Colors : “Son truc à lui, c’est de tracer, de ne pas se retourner. Mon album est donc une photographie d’un instant. Ce ne sera pas parfait. C’est ce que je peux donner là maintenant.”La photographie en Technicolor d’un monde de fêtes, d’ourson en pelucheet de romances déçueset d’affirmation de soisur laquelle on aurait déposé ici une rose,là une tâche de ketchup, avec beaucoup de grâce et de volupté.C. B.

15 Ultra Mono deIDLES(Partisan Records/PIAS)

La guerre est depuis longtemps déclarée. Le véhément chanteur d’IDLES Joe Talbot n’avait eu de cesse de nous le répéter au cours d’une rencontre parisienne, en septembre dernier. “L’Angleterre connaît actuellement une guerre des classes qui ne date pourtant pas d’hier. Nous devons rester vigilants et agir pour que nous ayons tous les mêmes chances de nous en sortir”, observait-il avec fermeté, seulement quelques jours après avoir bouclé l’enregistrement d’Ultra Mono, le troisième album du groupe mis en boîte au studio La Frette dans le Val-d’Oise.

Ouvertement engagée, la clique de Bristol a toujours eu l’espoir d’insuffler un changement de paradigme avec sa musique tout en y cherchant la résilience. Celle de ses propres membres comme celle de ses nombreux fans, à qui IDLES offre une caisse de résonance. Sortis de nulle part en 2017, les Anglais s’étaient ouverts à l’introspection sur le fulminant Brutalism avant de signer leur manifeste quelques mois plus tard avec Joy As an Act of Resistance (2018), brûlot urgent et symptomatique d’une société aussi fragmentée qu’enlisée dans un Brexit sans fin. Deux ans après, Ultra Mono sonne la charge.

Fidèle aux entrées en matière fracassantes, War, le bien nommé morceau d’ouverture, dévoile le mode opératoire employé sur ce troisième acte. Rythmique implacable, guitares virulentes, hurlements viscéraux… Le son est monolithique et se fait radical. Jamais IDLES n’a semblé sonner aussi fort. Pour cause, le producteur de hip-hop américain Kenny Beats, reconnu pour ses collaborations avec Vince Staples, Denzel Curry ou JPEGMafia, est venu superviser les opérations pour s’assurer qu’Ultra Mono rivalise avec les mastodontes soniques du rap actuel. Mais derrière cette propension à frapper fort, la bande de Bristol, épaulée par le tandem Adam Greenspan/Nick Launay, déjà présent aux manettes de Joy, laisse surtout transparaître un certain lâcher-prise qui illustre le concept même du projet : “I am I”.

Derrière cette formule érigée en mantra, Ultra Mono s’impose comme une invitation à l’acceptation et à l’affirmation de soi, doublée d’une célébration de l’instant présent. Un disque méta, où IDLES applique sa propre méthode tout en livrant les principes fondamentaux de son enseignement (Mr.Motivator). L’enregistrement est alors cathartique. Les portes du studio sont même exceptionnellement ouvertes à une poignée d’invité·es (Jehnny Beth sur le précepte féministe Ne touche pas moi, le saxophoniste Colin Webster sur Reigns, sans oublier l’improbable rencontre entre la bile de David Yow de The Jesus Lizard et le piano de Jamie Cullum sur Kill Them with Kindness).

Au fil des douze pistes, les traditionnels motifs post-punk du quintette donnent dans le noise et le post-hardcore. Alors que la section rythmique muscle davantage le jeu, les guitaristes Lee Kiernan et Mark Bowen font cracher leurs amplis à l’aide d’une palette d’effets nettement plus acérés (A Hymn, Danke). De son côté, Joe Talbot poursuit sa quête intérieure d’authenticité et en profite pour régler ses comptes avec ses détracteurs (The Lover). “Do you hear that thunder ?”, s’interroge-t-il sur le puissant Grounds. Preuve que le Blitzkrieg est définitivement engagé. V. G.

14 L’Ere du Verseau deYelle(Recreation Center/PIAS)

Désolée de rouvrir les vieux tiroirs, mais les madeleines font toujours autant d’effet aux nostalgico-mélancoliques. A peine avait-on obtenu le lien du nouvel album de Yelle, L’Ere du Verseau, que l’on se dirigea, irrésistiblement, vers YouTube. Nous rematâmes le clip du single Je veux te voir (2006), avant de faire le calcul 2020 moins 2006 pour obtenir le chiffre 14, qui nous fit contempler avec d’autant plus d’émotion le carré à frange, les fringues clinquantes et le second degré glissé dans le sourire mordant. Je veux te voir était décidément un super morceau et on devrait le repasser en soirée (enfin, en soirée… lol).

YouTube enchaîna ensuite sur Je t’aime encore, sans conteste le meilleur morceau de Yelle depuis Je veux te voir. Deux faces d’une même pièce, un yin et yang musical : à la force insolente de Je veux te voir et sa pop sous Guronsan répond, quatorze ans plus tard, la douce vulnérabilité de Je t’aime encore et sa déclaration d’amour à la France qui n’aura eu de cesse de snober Yelle, passé (à cause de ?) son tube avec Michaël Youn (Parle à ma main), la laissant conquérir l’estime d’un public américain et se produire trois fois au Coachella Festival.

Je t’aime encore, joyau de L’Ere du Verseau, un quatrième album qui étreint la mélancolie, l’embrasse, la baise même. Yelle y parle d’amour et de chagrin, deschocolats Mon Chéri et d’un chéri qui lui manque, du besoin d’avoir un chien, un “ami mâle”, avant de lâcher plus loin : “Je tourne en rond et je me noie dans vos vies/Moi dans le noir je m’efface”, esquisse d’un monde d’images et d’Instagram. Signée Jean-François Perrier, alias GrandMarnier, aidé de Voyou et de Tepr (l’ancien troisième larron de Yelle), la production plus enthousiaste que les textes offre ce décalage doux-amer que l’on apprécie tant dans la poésie pop française, une fausse simplicité comme une certaine façon de saisir le chavirement des cœurs, l’éclairage en demi-teintes la vie en définitive, avec ses déceptions, revirements, pertes, fracas et cahots mais toujours avec distance et humour.

Avec la mort aussi, en 2018, de son père, le chanteur François Budet, qui plane sur le disque, ses angoisses et les regards que Julie Budet se lance dans le miroir. Mais ici et là surgissent des frappes plus énergiques, comme Karaté, relecture electro du kan ha diskan, technique de chant traditionnel breton qui mêle plusieurs voix. Car Julie Budet et Jean-François Perrier sont bretons, de Saint-Brieuc, où ils vivent toujours. Inventer une musique de machines, de bassins qui tournent et de cœurs qui saignent face à la mer plutôt que dans la moiteur d’un club apporte une salutaire étrangeté, une belle humanité au projet Yelle qui, en définitive, n’aura eu de cesse d’étonner, sans jamais se modifier.

C’est peut-être là l’origine du désamour français, dans une impossibilité de saisir Yelle dans ses paradoxes : légère etprofonde, triste et bête de scène, capabled’incartades mainstream et de tournées dans de petit* clubs. De se battre aussi, de ne pas lâcher, de continuer à produire de la musique, en écoutant les sœurs Goadec, peut-être sur la pointe du Roselier ou dans l’obscurité rassurante de leur studio, avec ce regard si intense qui transperce cette magnifique pochette signée Marcin Kempski, où Julie semble camper une survivante de marée noire, une héroïne romantique et post-futuriste qui ne se laissera pas avaler par la brutalité du monde. C. B.

13 Grand Prix deBenjamin Biolay(Polydor/Universal)

Dix-neuf ans après l’inaugural Rose Kennedy (2001), déjà un concept-album, Benjamin Biolay publie son neuvième lp dont le titre, Grand Prix, résume la métaphore automobile qu’il file à une cadence effrénée et dont la chanson éponyme fut la première écrite après l’accident fatal du pilote Jules Bianchi au Grand Prix du Japon, à Suzuka, en 2014. Le disque est arrivé au commencement d’un été longtemps espéré et dont le renversant single Comment est ta peine ? a étrangement résonné avec notre printemps confiné : “Il faudrait qu’on apprenne/A vivre avec ça/Comment est ta peine ?/La mienne s’en vient, s’en va”.

Trois ans après son diptyque argentin, Palermo Hollywood (2016) et Volver (2017), l’auteur-compositeur-interprète le plus prolifique et brillant de sa génération était encore attendu au tournant, comme il le chante dans Idéogrammes, un morceau croisant le rock fougueux des Arctic Monkeys avec l’ambition orchestrale de The Last Shadow Puppets. Benjamin Biolay revient à ses amours de mélomane (des Smiths à New Order en passant par The Strokes), comme il l’avait fait par le passé sur l’immense Trash Yéyé (2007) – souvenez-vous du clin d’œil à There Is a Light that Never Goes Out dans Qu’est-ce que ça peut faire ? – et l’oublié Vengeance (2012). D’où le choix de s’entourer d’un groupe restreint et affûté, composé du fidèle guitariste Pierre Jaconelli, du claviériste danois Johan Dalgaard et du batteur courtisé Philippe Entressangle.

Derrière ce casting masculin, on retrouve les trois femmes de la vie de Benjamin Biolay : Keren Ann (Souviens-toi l’été dernier), Chiara Mastroianni (Visage pâle, La roue tourne) et Anaïs Demoustier (Comment est ta peine ?, Papillon noir), qui viennent l’accompagner sur quelques chansons aussitôt mémorables, à la fois mélodiquement irrésistibles, textuellement inspirées et magnifiquement arrangées.

Une décennie après son plus grand succès public (La Superbe, 2009), BB retrouve totalement de sa superbe au volant d’un disque conceptuel mené tambour battant, entre tubes radiophoniques en pleine ligne droite des stands et ballades bleutées dans les chicanes jusqu’au drapeau à damier (Interlagos (Saudade), avec sa fille Anna, alias Bambi, en contrepoint vocal).Et s’il joue à l’envi avec le lexique automobile, ce féru de Formule 1 déroule le fil de sa vie en convoquant toutes ses obsessions (d’Abel Ferrara à Ayrton Senna) dans Grand Prix, morceau central illuminé par sa descente chromatique : “Je crèverai pas tout seul/Bite à l’air et bouteille à la main/En attendant la dernière putain”.

Levant considérablement le pied en face B, Benjamin Biolay se drape en visiteur du soir (Papillon noir), puis en conducteur nocturne (Ma route), avant l’intervention de la Virtual Safety Car comme dans un Grand Prix télévisé. Où est passée la tendresse ?, s’interroge-t-il mi-amusé, mi-résigné dans un morceau rythmé par les programmations mancuniennes de Clément “Animalsons” Dumoulin.

Nouveau classique instantané, La roue tourne s’inscrit dans la suite harmonique du célèbre Ton héritage, où Benjamin Biolay fait le tour de “piste des idées noires” : “La roue tourne/Et plus va l’âge/Plus on sait/On sait qu’on ne sait rien/Ou presque rien”. Eblouissant du premier au treizième tour de piste, Grand Prix se classe déjà parmi les trois meilleurs albums de Benjamin Biolay, comme le prolongement inespéré de l’inusable Trash Yéyé. Un grand œuvre. F. V.

12 Man Alive! deKing Krule(XL Recordings/Wagram)

A chaque sortie, médiatique ou discographique, King Krule intrigue. Impossible de comprendre comment un garçon de 25 ans, Archy Marshall de son vrai nom, peut avoir l’air aussi angoissé au moment d’interpréter ses pensées, à peine agencées en chansons et pourtant reprises comme des hymnes. Il y a bien quelques pistes à suivre (il a échappé de peu à des traitements psychiatriques et a été renvoyé de plusieurs établissem*nts scolaires), mais impossible de savoir d’où peuvent bien venir cette profondeur, ce goût des extrêmes et cette lourdeur dans la voix, qui semble charrier avec elle toute la morosité du monde. Impossible, enfin, de savoir comment une musique si ardemment hostile aux raisons commerciales peut s’attirer les éloges du public et de la presse internationale.

Depuis ses débuts en 2011, l’artiste a tout expérimenté : les styles (le hip-hop, l’indie-rock, les musiques électroniques,etc.), les pseudos multiples (dont Zoo Kid), les collaborations (avec Mount Kimbie, notamment) et les rencontres (Jamie xx, Loyle Carner, Rejjie Snow). Etouffé par la vie londonienne, il a préféré s’exiler aux abords de Manchester. Au début, l’idée était simplement de suivre sa partenaire. “J’ai un enfant désormais, j’ai besoin d’être au plus près de lui”, confesse-t-il, dans ce qui constitue l’une des rares mentions de sa vie privée.

Musicalement, le bonhomme se veut en revanche nettement plus loquace. On apprend ainsi que Man Alive! a été pensé avec plusieurs films en tête (La Planète sauvage, The Wicker Man, Sharknado, La Passion de Jeanne d’Arc), que Stoned Again date de 2016, que Please Complete Thee est l’un des rares morceaux à ne pas avoir été construit autour de la guitare, que Theme for the Cross a été imaginé comme unsoundtrack et que l’atmosphère de Manchester a influencé le processus d’enregistrement. A l’instar des légendes mancuniennes, King Krule a lui aussi cette aisance à décrire l’Angleterre quotidienne. Ses morceaux, dédiés aux bas-fonds, racontent le désespoir et l’isolement, le mal-être, les relations amoureuses chaotiques et toutes ces fois où des paumés terminent leurs nuits dans des fast-foods aux néons glauques.

Parfois, le sujet est moins plombant, comme lorsqu’il raconte avec une écriture non dénuée d’humour cet instant où il perd sa connexion internet dans le train. Souvent, ça suinte le désenchantement urbain. Pourtant, même dans ce blues de la misère, l’Anglais trouve le moyen d’être séduisant, d’esquisser des mélodies et de tenir tête à la mélancolie.

L’erreur serait de faire de ce fan de Ken Loach un porte-parole de la working class anglaise. Certains des morceaux de ce troisième album (Supermarché, Underclass) en sont de dignes représentants, mais l’écriture d’Archy est bien trop affranchie et personnelle pour porter le moindre discours.A l’instar de The Ooz (2017), Man Alive ! refuse de choisir entre le rap, le jazz, le trip-top, le post-punk ou la pop. Seules restent ces complaintes amères. Celles d’un crooner à l’accent co*ckney fièrement affiché, qui ne quitte jamais son carnet de notes. Un peu comme s’il avait peur de passer à côté d’une de ces histoires quotidiennes qu’il raconte avec les mots les plus denses, désœuvrés et ténébreux entendus depuis longtemps. M. D.

11 Positive Mental Health Music deTiña(Speedy Wunderground/PIAS)

Josh Loftin a la dégaine d’un slacker made in America. Le genre à jouer les figurants dans un Richard Linklater avec, comme toile de fond, un bar à Austin, où la musique s’écoute live. La légende raconte qu’il porte parfois un chapeau de cow-boy rose, pour contrarier les clichés virilistes associés à cette figure mythique de l’Ouest. Par l’entremise des moyens de communication modernes en vogue depuis la normalisation d’un état d’urgence sanitaire permanent, le Britannique nous reçoit chez lui, à Londres. Il arbore un T-shirt sur lequel on peut lire “Going to therapy is cool!” dans un lettrage post-hippie. Un slogan fun, qui fait nécessairement écho au titre du premier album de Tiña – cette formation indie rock touchée par la grâce et dont il est le leader –, Positive Mental Health Music.

Autrefois membre d’une formation post-punk foutraque connue sous le nom de Bat-Bike, signée chez Trashmouth Records et acoquinée à ces canailles de Fat White Family, il traîne dans les rades du sud de Londres, épicentre d’une scène musicale bouillonnante. Quand Bat-Bike se sépare, Loftin remise sa guitare au placard. Jusqu’à ce qu’une histoire de cœur ne l’oblige, dans un geste à la Nick Drake, à la ressortir : “Je me suis mis à écrire pour moi, sans réfléchir à la façon dont les chansons devaient sonner. Je n’avais pas de restriction, je n’avais pas à me demander si mes influences correspondraient à tel ou tel genre”, poursuit-il. Les premiers morceaux de Tiña voient le jour.

Josh trace son chemin à travers les sentiers lumineux déblayés par les losers de l’indie bordélique : “J’ai beaucoup écouté Daniel Johnston, Yo La Tengo, Sonic Youth, mais aussi les types qui ont influencé ces types, comme Neil Young, Velvet Underground ou des mecs qui ont un caractère à part, comme R. Stevie Moore. L’anti-folk est un cool mouvement aussi, avec des artistes comme Jeffrey Lewis ! Je ne me rappelle pas avoir écouté un album des Pixies en entier, mais j’ai un peu écouté Pavement. J’aime aussi des trucs dans le genre de Broken Social Scene, ou les groupes de Seattle, comme Nirvana. Sans oublier les Country Teasers !”

On pense aussi à Adam Green ou aux punk-folkeux de Violent Femmes, notamment sur Golden Rope, cavalcade de western dans laquelle Josh clame voir des cordes dorées suspendues dans toutes les pièces – clin d’œil à peine appuyé à nos pulsions suicidaires. On pense surtout à la plume de David Berman et à son désespoir hystérique, qui ne trouvait de répit que dans l’exaltation de l’humour noir et de l’autodérision. Comme sur I Feel Fine, quand il dit qu’il ne se sent bien que quand il écrit “Bites dans le ciel, vagins dans ma tête”, ou sur Buddha, morceau d’ouverture drôle et désabusé, dans lequel Loftin décrit son quotidien, entre glande, apitoiement sur soi, méditation et psalmodies vaines.

On n’avait pas entendu un truc sonnant aussi vrai depuis un bail. Positive Mental Health Music est le premier long format sorti chez Speedy Wunderground, la rutilante écurie de Dan Carey (producteur de black midi, Squid, Goat Girl ou encore Fontaines D.C.), qui fait ici des merveilles à la production. “Le mec a une vision incroyable”, confie Josh. On te retourne le compliment, Josh. Merci pour la déglingue et le bruit des glaçons au fond du verre. F. M.

10 QALF deDAMSO(Trente-Quatre Centimes/Universal)

Selon le Larousse, la définition du terme “chiffrement” est la suivante : “Opération qui consiste à transformer un message à transmettre en un autre message inintelligible pour un tiers en vue d’assurer le secret de sa transmission.” Voici, peut-être, l’un des nouveaux fonds de commerce du rap francophone. Damso l’a bien compris. Sur son quatrième lp, QALF (pour “Qui aime like follow”), le rappeur belge joue avec les nerfs des fans les plus orthodoxes, à l’affût du moindre indice pouvant éclairer une théorie sur sa discographie. Attendu de pied ferme depuis Lithopédion (2018), Damso a pris à contre-pied le marketing rap en adoptant la stratégie du silence de l’artiste. C’est donc par surprise, ou presque, que ce nouveau disque est paru, avec une pochette minimaliste et une communication sur les réseaux propice à l’interprétation.

Sur QALF, son premier album hors du label 92i, le rappeur continue d’explorer les sentiments amoureux contradictoires. Testostérone bancale, phases hardcore, voix grave et détachée… Comme nombre de ses compères, il débarque ici les deux pieds décollés, avec un ego-trip débridé, Mevtr,annonçant la couleur : noir. Mais si cette noirceur se confirme avec l’excellent Life Life, l’une des cautions sales de QALF (tout comme BxlZooen featuring avec Hamza), c’est vers la lumière que se dirige inéluctablement l’album.

Ici, Damso ne recherche pas l’hom*ogénéité. Il erre dans des états distincts. Ses amours sont désabusées sur Sentimental(“Qu’est-ce que j’en sais moi de l’amour ?/Vingt-sept ans qu’je tourne autour du soleil/Pourtant je n’ai toujours pas vu la lumière”), rayonnantes sur le très californien 911 («Fais le 911/J’crois qu’un gangster est tombé love»), ou distantes sur Cœur en miettesen featuring avec Lous and The Yakuza (“Rien qu’à entendre mes texte/Elle se dit que j’aime le sexe/C’est juste que l’amour et moi se terminent par un bref”). C’est sa marque de fabrique, simple et limpide. Damso s’aventure peudans le storytelling. Il y a quelque chose de fondamentalement instinctif dans son écriture. C’est d’ailleurs, certainement, l’une des faiblesses de QALF. Peut-être que le personnage, Dems, est en retrait pour laisser place à William Kalubi, son vrai nom. La mise en scène de la famille, des racines congolaises (il chante en lingala sur Pour l’argentet invite le chanteur Fally Ipupa sur Fais ça bien), de la rue (D’ja roulé)… Tout semble vrai.

Mais si l’album semble clair et sans détour, le rappeur sait contenter la soif de réflexions qui habite son public le plus fidèle (et certainement le plus jeune), jusqu’à tomber parfois dans le fan service. Plusieurs interprétations en apparence farfelues sont faites de QALF : cet album ne serait en fait que la première partie d’un double projet. Une sombre histoire de dédoublement de personnalité, de liens entre des morceaux sortis à trois ans d’intervalle et de battements cardiaques entendus sur le titre INTRO qui, comme son nom ne l’indique absolument pas, clôt ce quatrième album.

Si QALF n’atteint pas l’intensité d’Ipséité (2017) ou la dureté de Batterie faible (2016), il se démarque par sa versatilité, portée par le travail des producteurs principaux, Prinzly, Jules Fradet, Saint DX et lThe 9AM. Damso a l’habitude de changer d’orientation artistique, quitte à décevoir. Ce qui fait qu’il brille, c’est sa capacité à entretenir la contradiction, à osciller entre nwar et blanc, et à pousser à l’analyse. Souvent à l’excès, certes, mais c’est ce qui alimente le mystère. B. M.

9 Acts of Rebellion deEla Minus(Domino/Sony Music)

S’il fallait trouver une bande-son à la situation anxiogène que nous vivons, notre choix se porterait sur Megapunk d’Ela Minus, chanson de dance-punk/technopop portée par la clarté d’un beat et d’un refrain aligné d’une voix de glace : “You won’t make us stop” (“Vous ne nous arrêterez pas”). Une colère politique, une communion déterminée et euphorique qui trouveraient enfin là un même exorcisme. Conçu comme une charge antisexiste, le titre a pris une ampleur plus large pour devenir “un morceau d’empowerment”, assène Ela Minus en interview.

L’artiste transmet avec justesse son désir de résistance, né avec elle, il y a vingt-neuf ans, en Colombie. “Je ne sais pas si un jour j’ai fait la distinction entre le politique et le personnel. Quand tu viens de Colombie, un pays pauvre, très violent, très dur, tu constates chaque jour combien la politique affecte la vie personnelle de tout un chacun. Le personnel est politique et viceversa.”

Celle qui s’appelle en vérité Gabriela Jimeno a grandi à Bogotá. Enfant, elle ne jure que par Metallica et s’inscrit à des cours de batterie. A 12ans, elle monte son premier groupe d’emo-hardcore, Ratón Pérez. A19 ans, elle décroche une bourse pour étudier la musique au prestigieux Berklee College de Bostonet quitte son pays, entraînant la fin du groupe. Pourtant, Gabriela Jimeno déchante vite. Elle trouve les élèves “égocentriques”, bien trop “compétitifs”, et elle se met à fréquenter les fêtes techno, toute seule et toute sobre. Cette fan de Kraftwerk y découvre une autre forme de lâcher-prise. “Je suis physiquement attirée par la techno. Ça doit être les basses qui résonnent dans mon corps. Ça a aussi un lien avec le fait que je suis batteuse. Pendant longtemps, j’étais responsable de la cohésion d’ensemble du groupe. La boîte à rythmes m’a libérée.”

Désormais installée à New York, Gabriela joue de la batterie pour différents groupes live, dont Austra. Bien vite, elle en fait les premières parties avec le projet qu’elle peaufine seule dans sa chambre depuis des mois sous le pseudo d’Ela Minus. L’aventureest lancée. Entourée de machines qu’elle bidouille – préférant leur côté organique à la froideur d’un ordinateur –, Ela Minus bosse d’arrache-pied sur son premier lp.

Si absolument rien n’est à jeter dans Acts of Rebellion, le plus beau morceau s’intitule El cielo no es de nadie. Peut-être parce que sa rythmique minimaliste doublée de son chant feutré et en espagnol adressent un joli clin d’œilauproducteur américano-chilien Nicolas Jaar. Space Is Only Noise (premier album de Jaar – ndlr) a été un choc pour moi, confie-t-elle. Je déteste l’électronique qui tend à la perfection, quitte à annuler toute humanité, l’electro où tout sonne bien mais où rien n’a d’âme.”

De l’âme, Acts of Rebellion en regorge. On dirait un profond mantra, hypnotique et existentiel, sûrement le reflet des doutes qui habitent Ela Minus. Après avoir longuement hésité à sortir cet album, la Colombienne a sauté le pas. “Dans la vie, il n’y a pas de certitude, observe-t-elle. La musique m’apporte de la stabilité, de la sécurité. Elle m’ancre dans le sol quand je m’en échappe.” C’est drôle comme sa musique nous libère bien plutôt du sol, tout en nous apportant cette fronde si actuelle, si bienvenue. C. B.

8 Song Machine, Season One : Strange Timez deGorillaz(Parlophone/Warner Music)

Tomorrow Comes Today. Rarement titre aura été aussi visionnaire. Vingt ans après la sortie de son mémorable premier single, le groupe britannique virtuel, formé par le chanteur Damon Albarn et le dessinateur Jamie Hewlett, aura marqué son temps et anticipé l’époque en démultipliant les collaborations musicales en même temps que les expériences visuelles, préfigurant l’hybridation artistique dans un grand shaker postmoderne.

Ce septième album, Song Machine, Season One: Strange Timez, a d’abord été dévoilé à travers six épisodes enthousiasmants, portés par des invités prestigieux dont la liste par ordre d’apparition n’en finit pas d’impressionner : slowthai, Slaves, Fatoumata Diawara, Peter Hook, Georgia, Octavian, Schoolboy Q et surtout Robert Smith. Formidable machine à attirer toutes les pointures, même les plus inattendues, de la planète musicale – quel autre groupe contemporain peut en effet se targuer d’avoir dans sa discographie Lou Reed et Grace Jones, Mark E. Smith et De La Soul, George Benson et Jehnny Beth,Snoop Dogg et Bobby Womack, Neneh Cherry et Mos Def ?–, Gorillaz remet le couvert après The Now Now (2018), un disque introspectif volontairement recentré autour de la voix de 2D, l’alias animé de Damon Albarn.

Pour le conceptuel Song Machine, un album plantureux de onze épisodes (dix-sept dans sa version deluxe !), Damon Albarn et Jamie Hewlett reviennent donc à la formule collaborative qui a fait la renommée du groupe cartoonesque en invitant au moins un interprète différent par titre. Le leader de Gorillaz est aujourd’hui metteur en scène audacieux plutôt que simple directeur de casting.

Rencontre au sommet entre deux des artistes britanniques les plus importants du demi-siècle écoulé, l’ouverture Strange Timez voit donc Damon Albarn et Robert Smith duettiser derrière le micro dans un single absolument dantesque, jouant de tous les contrastes mélodiques, vocaux et rythmiques.Si Beck s’invite ensuite à la table du banquet dans un registre funkisant digne de sa période Midnite Vultures (1999), l’ex-voix d’Imagination Leee John métamorphose The Lost Chord en ballade soul intemporelle. Seulement trois plages sont écoulées, et déjà l’impression de tenir la bande-son revigorante d’une année troublée et masquée.

Réalisé entre Paris, Londres, Côme et le Maroc, cet album souffle un vent nouveau dans l’univers de Gorillaz, comme sur l’entraînant morceau discoïde Chalk Tablet Tower avec la brillante St. Vincent ou sur l’union improbable entre Damon Albarn, Elton John et le rappeur 6LACK promise aux charts planétaires derrière sa mélodie faussem*nt sirupeuse et totalement addictive dans sa langueur insidieuse. The Pink Phantom ou la quintessence du plaisir coupable.

Quand le son de basse reconnaissable entre mille de Peter Hook fait des étincelles avec sa compatriote Georgia (Aries, un titre en l’honneur du Bélier, le signe astrologique de Damon Albarn et Jamie Hewlett), le kid londonien Octavian nous plonge dans un Friday 13th aux reflets dub futuristes. Avant que la Malienne Fatoumata Diawara ne nous emporte sur l’air laidback de Désolé.Dix-neuf ans après un premier lp où Gorillaz avançait sur une Jeep camouflage, ce groupe génialement ludique est décidément inarrêtable. F. V.

7 Rough and Rowdy Ways deBob Dylan(Columbia/Sony Music)

Du genre à contempler l’horizon depuis les hauteurs de son fief de Point Dume et à revenir sur le devant de la scène au moment opportun, Bob Dylan dévoilait en mars, dans un monde sous scellés, une chanson inespérée et majestueuse, épique et grandiose, de la trempe de celles qui vous font prendre la mesure de l’univers : Murder Most Foul. Sa première signature depuis Tempest, lui qui, avec la classe d’un maverick de saloon, ne sortait plus que des albums dans lesquels il revisite les standards de la musique américaine, regroupés dans une trilogie dont on n’a pas fini d’explorer la psyché : Shadows in the Night (2015), Fallen Angels (2016) et Triplicate (2017).

Portée par le souffle langoureux et sépulcral d’un violoncelle, Murder Most Foul est une prouesse de 16 minutes et 55 secondes qui se hissa au sommet du top Billboard la semaine de sa sortie. Prenant comme point de départ le meurtre de John Fitzgerald Kennedy en novembre 1963, Dylan traverse cette élégie d’un temps enseveli les fesses posées à l’arrière de sa Cadillac, convoque les fantômes d’une deuxième moitié de siècle dont il fut l’un des pilleurs les plus avisés et entérine l’idée selon laquelle l’histoire de l’Amérique, c’est d’abord l’histoire de l’héritage de la violence.

Annoncé au début du mois de mai par l’entremise du single False Prophet, Rough and Rowdy Ways est sorti dans un contexte aussi trouble que les eaux boueuses du Mississippi, s’inscrivant dans la continuité de la lutte pour les droits civiques initiée au mitan des sixties. Si l’on accorde un tant soit peu de crédit aux élucubrations du Prix Nobel de littérature sur ses multiples vies, alors Murder Most Foul (“un meurtre des plus odieux”, en français) semble, depuis l’assassinat de George Floyd, elle aussi transfigurée : “Cela m’a rendu malade de voir George torturé à mort de la sorte, a-t-il confié au New York Times le 12 juin. Cela va au-delà de l’horreur. Espérons que justice soit faite, pour le bien de la famille Floyd et celui de la nation.” Personne d’autre que Dylan ne connaît mieux ce marécage d’hémoglobine stagnante qu’est l’Amérique, à part peut-être les frères Coen.

I’ve Made up My Mind to Give Myself to You, gospel aux langueurs soyeuses et chaleureuses, est l’un des points d’orgue de ce disque passant du blues le plus gras, à des horizons d’une clarté aveuglante. Après avoir tout joué sur un coup de poker à la manière de Robert Johnson (Crossing the Rubicon), voilà l’artiste en quête d’immortalité du côté des Florida Keys, par l’intermédiaire d’un enchaînement avec le très beau et élégiaque Key West (Philosopher Pirate).

On sent notre bon vieux Bob épanoui, satisfait d’agencer les motifs instrumentaux comme il juxtapose ses récits ancestraux hérités de la tradition orale du folk. Et du blues aussi, d’ailleurs. La force de l’interprétation des trois titres électriques (False Prophet, Goodbye Jimmy Reed et Crossing the Rubicon), trace la route empruntée par Jimmy Reed et relie le delta du Mississippi à Chicago.

Rough and Rowdy Ways est l’œuvre grandiose de ce poète qui, comprenant qu’il avait tout traversé et dans tous les sens, décida de franchir une fois de plus le Rubicon pour voir si les sources de la créativité ne sont pas taries et découvrit un trésor. Loin d’être testamentaire, ce nouvel album est un programme de libération des imaginaires. F. M.

6 Ludi deChassol(Tricatel)

Christophe Chassol a toujours multiplié les activités musicales : copiste pour la Sacem, professeur de piano, étudiant au prestigieux Berklee College of Music de Boston, claviériste scénique pour Phoenix et Sébastien Tellier… Le Parisien était pourtant sans label à la fin des années 2000, avant de rejoindre Tricatel pour une carrière solo épatante.Avec l’arrivée de YouTube en 2005, qui lui permet de télécharger directement la piste audio d’une vidéo, le musicien virtuose peut imaginer des ultrascoresen harmonisant à sa guise la matière sonore. Tel un monteur, il édite, coupe, étire, détourne et expérimente les sons appliqués à l’image. Ainsi, il construit des boucles rythmiques, des phrases mélodiques, des samples répétitifs qui, mis bout à bout, tissent une narration singulière, qui s’écoute autant qu’elle se regarde.

C’est le musée d’Art contemporain de La Nouvelle-Orléans qui lui a commandé son premier ultrascore, Nola Chérie, tourné avec un brass band local. Un fascinant objet filmique et musical apposant soudain la patte Chassol. Paru en 2013, Indiamore lui apporte un début de reconnaissance critique et publique, qui ne fera que s’amplifier. L’ultrascore devient ainsi un vaste terrain de jeux pour Chassol, qui explore ensuite la Martinique, terre de ses parents, sur Big Sun. “La force de Chassol, c’est qu’on oublie ses prouesses techniques en l’écoutant, insiste Bertrand Burgalat. Sa musique est à la fois instinctive et émotive. Je ne vois pas d’équivalent dans le paysage actuel.”

Sur la pochette d’Indiamore, on distinguait la couverture du livre Siddhartha d’Hermann Hesse, l’auteur de chevet du compositeur. “J’ai été bouleversé par Le Jeu des perles de verre, cette utopie dans laquelle Hermann Hesse invente un jeu capable d’unir toutes les sciences et tous les arts, écrit-il dans le livret de Ludi, son troisième album. Puis, à l’été 2016, j’ai vu au Canada des enfants jouer au football et l’un d’eux jeter un ballon en criant ‘TOUCHDOWN!!’ J’ai senti que le thème du jeu allait me permettre de fabriquer un objet fait de systèmes, de rires et de poésie. J’ai voulu construire une forme, une maison, un puzzle, tisser une tapisserie dont la trame serait les accords, le fil de la musique.”

En choisissant ainsi d’explorer le thème du jeu, selon la classification de l’écrivain et sociologue Roger Caillois (compétition, hasard, simulacre, vertige), Chassol nous embarque d’une cour de récréation à Puteaux à une salle de jeux d’arcade au Japon, d’un terrain de basket en banlieue parisienne à un rollercoaster tokyoïte. Littéralement vertigineux, le film donne à voir Chassol et son cousin dans un grand huit, où se superposent à l’image les harmonies vocales d’Alice Lewis, de Thomas de Pourquery et d’Alice Orpheus. Ludi est son ultrascore le plus ambitieux et accompli, à la fois un disque lumineux, un film renversant et un spectacle interactif.

“Sans mauvais jeu de mots, il y a un plaisir évident à jouer Ludi. Avec mon batteur Mathieu Edward, je me sens en télépathie sur scène. Quand je n’auraiplus besoin de mes partitions tellement j’aurailes notes dans mes doigts, ce sera la régalade ultime. Admiratif, Bertrand Burgalat considère Ludi«comme une volonté de dépassem*nt de la part de Chassol. En rebattant les cartes à chaque fois, il a construit son propre vocabulaire et un langage musical singulier. Même Frank Ocean croyait qu’il utilisait un nouveau logiciel quand il a fait appel à lui.” Ou quand Chassol devient le Ludi Magister, le maître du Jeu des perles de verre.F. V.

5 Someone New d’Helena Deland(Luminelle Recordings/Bertus)

Après le maxi Drawing Room en 2016 et une série de morceaux disparates compilés sur Altogether Unaccompanied, la Canadienne a pris son temps pour composer Someone New, son premier long format. “Mes anciens morceaux ne suivaient pas de continuité thématique, admet-elle. J’avais besoin de faire des ep, d’attendre et de gagner en pratique. Cet album est beaucoup plus réfléchi. Son concept m’est venu pendant l’écriture, lorsque je traversais une espèce de crise existentielle.”

En 2018, Helena Deland s’interroge sur sa place dans une industrie musicale dominée par les hommes, sur son avenir professionnel et va même jusqu’à questionner sa propre identité : “Je me suis rendu compte que certaines difficultés que j’éprouvais à cette époque, autant dans ma vie personnelle que dans ma carrière, ne m’étaient pas uniquement réservées mais qu’elles concernaient toutes les autres femmes.”

Cette réflexion fait renaître l’inspiration et sert de point de départ à de nouvelles compositions. Elle sera le fil conducteur d’un disque d’émancipation, façonné avec minutie et entièrement supervisé par la Québécoise. “Tous mes maxis ont été enregistrés avec le musicien Jesse Mac Cormack. Pour mon premier album, il fallait que je prenne le contrôle. J’ai composé en solo, à la guitare et sur clavier MIDI, en prenant le temps de travailler les arrangements et les paroles, ce qui m’a permis de comprendre ce que je ressentais. Je voulais être certaine que toutes les idées que j’avais en tête soient présentes sur mes maquettes et que quiconque y toucherait ne puisse que les améliorer.”

Ces treize morceaux sont peaufinés à Montréal, puis enregistrés en groupe, avant d’être mixés à New York par le producteur Gabe Wax. Entre folk, dream pop et electronica, Helena Deland tisse une trame sonore fantastique où émergent ses insécurités du monde réel. D’une voix aussi claire que chuchotante, elle jongle avec des mélodies inquiétantes auxquelles répondent quelques envolées plus lumineuses. Le superbe Smoking at the Gas Station marie Portishead à Mazzy Star. Seven Hours ou Clown Neutral convoquent la mélancolie d’Angel Olsen. “Il y a définitivement un désir d’affirmation dans les sons. J’écrivais l’album à un moment où je me politisais, où je remettais en question certaines choses. Il en ressort du mécontentement. Pas forcément de la colère, mais quelque chose d’un peu plus sombre.”

Si la Canadienne a toujours eu à cœur d’explorer la complexité des relations humaines, elle porte ici un regard plus intimiste et politique. Les paroles qui ouvrent le disque témoignent d’une aliénation : “If I could have every thought/As though for the first time/I’d never get sick of the patterns of my mind/But I’m stuck, I am stuck.”De cette prise de conscience, elle passe en revue ses expériences douloureuses pour mieux s’en départir.

Elle évoque la peur de vieillir dans un monde masculin qui ne jure que par la beauté et la jeunesse (Someone New), manifeste son désir d’invisibilité face à la dépossession de son propre corps (Fruit Pit) et pointe du doigt les stéréotypes de genre qui l’empêchent d’exister pleinement (Pale). C’est finalement en trouvant refuge dans l’amitié et la sororité (Lylz), tout en acceptant de ressentir et de vivre ses émotions contrastées (Clown Neutral), qu’Helena Deland accède à une certaine sérénité. “Je me plais à penser que ça m’aurait fait du bien d’entendre un album comme ça lorsque j’étais adolescente, conclut-elle. Les enjeux discutés sur Someone New sont un peu derrière moi. Il fallait que je les nomme. Au bout du compte, il se dégage une sorte d’acceptation, de paix intérieure, même si elle peut encore paraître dark.” Sorcière malgré tout. A. G.

4 A Hero’s Death deFontaines D.C.(Partisan Records/PIAS)

“C’est pas qu’on a perdu la foi, c’est juste qu’on était crevés”, grommelle Tom Coll. Le batteur de Fontaines D.C. se remémore les deux ans qui viennent de s’écouler, au cours desquels les Irlandais ont enchaîné les dates de concerts au point de finir sur les rotules. Grian Chatten, leader, acquiesce : “La tournée, c’est passer 70% de ton temps sur la route, se déplacer et prendre plusieurs fois par jour l’avion.”

N’allez pas croire que ces sales gosses se plaignent du succès de Dogrel, leur premier album sorti en 2019, mais la vie d’un musicien ressemble parfois à la trajectoire incontrôlable d’une voiture en flammes. On n’imagine pas toujours que les plus incandescents des utopistes du rock ne rêvent pas de s’envoyer des pintes de scotch entre deux line-checks, mais plutôt de contempler l’horizon comme Neil Young sur la pochette de l’album On the Beach. Inatteignable pour un groupe sur-réclamé. “Le fait d’écrire m’a permis d’échapper à cet état de fait, cette frustration, et de me sentir plus libre”, poursuit Grian.

Notre première rencontre avec le quintette remonte à il y a deux ans. A l’époque, Fontaines D.C. n’avait pas terminé de mettre en boîte Dogrel et leur nom ne disait encore trop rien à un public français qui, comme Theresa May, se remettait doucement du cri de rage poussé par Shame avec Songs of Praise et des coups de boutoir du Joy As an Act of Resistance des Bristoliens d’IDLES.

Ils ne se doutaient pas alors que ce mode de vie, et les excès qui vont avec, allait devenir leur quotidien. Deux semaines plus tard, ils jouaient sur la scène de la Gaîté Lyrique, dans le cadre des Inrocks Festival, dans une salle pas tout à fait pleine. Un an, presque jour pour jour après cette date, et tandis qu’était sorti entre-temps ce premier disque qui aura laissé une balafre dans l’histoire du rock irlandais, ils remplissaient le Bataclan. A guichets fermés.

Voraces et littéraires, les kids de Dublin ont lu Albert Camus et sont traversés par le même sentiment d’absurde. Au silence déraisonnable du monde ils opposent la morgue et le détachement progressif des liens qui nous maintiennent la tête sous l’eau. La solitude, le non-sens de l’existence, la colère, l’écriture de Grian ne sera jamais celle d’un type dans l’air du temps, faisant feu de tout bois et recrachant sous une forme plus ou moins dégobillée les trending topics de Twitter. Elle est au contraire viscérale, martelée, scandée.

Chaque couplet est un mantra répété jusqu’à la prise de conscience de l’étendue tragiquement banale de notre existence : “I don’t belong to anyone/I don’t belong to anyone/I don’t belong to anyone”, comme pour mieux s’échapper de tout ; “Love is the main thing/Love is the main thing/Love is the main thing”, comme pour mieux s’en souvenir ; “Life ain’t always empty/Life ain’t always empty /Life ain’t always empty”, comme pour mieux s’en convaincre.

Enregistré aux côtés de l’incontournable Dan Carey, boss du label Speedy Wunderground et producteur émérite qui aura fait le son du Royaume-Uni post-Brexit, A Hero’s Death ne cherche ni la rupture ni à surprendre. Il fonctionne comme une échappatoire poétique, dont l’expression et l’empathie serviront pendant longtemps à l’apaisem*nt des âmes, autant qu’elles servent aujourd’hui à exorciser les démons qui hantent ce groupe désormais indéboulonnable. F. M.

3 Immensità d’Andrea Laszlo De Simone(Ekleroshock & Hamburger Records/Caroline)

Avant de tutoyer l’immensité, il a fallu faire le vide. Chez lui, à Turin, le jeune Andrea Laszlo de Simone s’est débarrassé des disques qui l’entouraient puis, en pur autodidacte, s’est inventé sa propre grammaire pop.

“Je n’ai pas d’influence précise, car je n’achète pas d’albums, et je n’ai d’ailleurs pas une grande connaissance de la culture musicale en général. Peut-être qu’inconsciemment, je fus avant tout influencé par l’atmosphère du cinéma. Quand j’étais enfant, mes parents m’ont fait découvrir les grands classiques du cinéma néo-réaliste italien et français. Une grande partie de mon imaginaire vient probablement de là. Je me souviens également que la musique classique et le jazz qu’écoutaient ma mère et mon père m’ont toujours accompagné. Mais j’ai grandi en pensant que la musique est quelque chose qui se crée avant tout”, confie-t-il.

Ses créations, c’est la nuit qu’il les compose. L’environnement sonore nocturne – ses bruits ouatés et intimes – est “page blanche”. Ce ne fut pas toujours le cas: “J’ai commencé à jouer dès l’âge de 4 ans – enfant, je faisais des percussions sur toutes les casseroles de la maison. Puis un jour, mon oncle m’a offert une batterie, et je suis donc devenu batteur pendant de nombreuses années. Je n’ai jamais eu le désir d’être musicien, j’ai grandi en m’amusant avec la musique et je ne me suis jamais arrêté.”

Fils d’un photographe cinéphile et d’une professeure d’Italien originaires du Sud de l’Italie, il vécut quelques temps à Roseto degli Abruzzi, une ville nichée sur les bords de l’Adriatique; ce sera sa seule infidélité à la capitale du Piémont, où il est né et compte bien rester à l’avenir. C’est donc à Turin qu’il découvre véritablement la musique grâce à son frère aîné (musicien lui aussi). En 2006, il collabore avec Matteo et fait ses premières armes au sein de son groupe, Nadàr Solo, en tant que batteur.

La formation se taille un succès local mais, soyons honnêtes, l’indie rock du trio n’a rien de foncièrement originale. Andrea ne se sent pas légitime en tant que musicien, c’est uniquement grâce à l’acharnement d’une poignée d’amis qu’il se décide enfin à partager sa musique avec le monde. C’est en 2012 avecEcce hom*o, premier disque autoproduit, que le Turinois dévoile sa capacité unique à créer de somptueux arrangements lyriques et inventifs. SuivraUomo Donnaen 2017,magnifiquedisque de pop irréelle et intemporelle, puis Immensità, paru en mars dernier.

Immensità, c’est d’abord une pochette en forme de note d’intention : une plongée à travers le cosmos, unregard portévers l’infini. Ce nouvel EP, composé de quatre amplesmorceaux de pop symphonique, questionne le cycle de la vie et de la mort, “l’idée de circularité du temps, de renaissance”. L’immensité ne tient ici qu’en 25 “petites” minutes (la version vinyle est agrémentée de cinq courts interludes instrumentaux, entre chaque chanson). C’est bien assez pour être profondément marqué par la beauté, l’ambition et l’humanité de cette poignée de morceaux – des titres singuliers et captivants comme les scènes métaphysiques peintes par Giorgio de Chirico. Fuyant pourtant l’écueil de la citation savante, de Simone préfère se livrer à ses expérimentations en solitaire.

Son idée de l’immensité demeuretoute personnelle ; c’est d’ailleurs l’attente de la naissance de sa fille qui a eu un rôle moteur dans l’écriturede ces morceaux. Cet automne, l’Italien moustachu a d’ailleurs fait un retour inattendu et touchantavec une chanson enregistrée il y a deux ans, et inspirée par la paternité: Dal Giorno In Cui Sei Nato Tu (Depuis que tu es né), c’est ma véritable déclaration d’amour paternel. Le clip de la chanson a été tourné en Super 8 avec mon fils Martino. Par la suite, nous avons décidé ensemble de dédier le tout à l’arrivée de ma fille, Lucia. Ma famille n’est pas ma source d’inspiration musicale, c’est ma source vitale. Ce qui me permet d’être un homme adulte, responsable. La musique par rapport à tout ça, n’est rien.” Ici, l’immensitétient dans l’intimité d’une chambre d’enfant ou dans la solitude d’un studio improvisé à la maison.

Difficile pourtant de croire qu’il puisse juger cet art “mineur” à l’écoute de ces titres si finement ciselés. Il existe un décalage frappant entre son détachement bravache face à la musique, cette revendication inlassablement répétée d’une normalité au quotidien, et l’intensité des sentiments infusés dans chacun de ses morceaux, le souci du détail accordé à chaque note, comme si sa vie en dépendait. Immensità trace son propre itinéraire à travers l’éther musical, dérivantau travers de délicats arrangements de cordes, de nappes de synthésen apesanteur et de chœurs lumineux.

Etendue trop vaste pour être facilement mesurée, elle contient en son sein tout le meilleur de la pop italienne et anglo-saxonne, de celle qui a toujours cherché à défricher et creuser son propre sillon. Et si le Turinois ne goûte guère au jeu des références (seul le Boléro de Ravel a droit à un court hommage sur le titre Conchiglie), sa musique nous ramène naturellement à cette avant-garde classieuse de la pop italienne seventies, notamment aux immenses Lucio Battisti et Franco Battiato. Même s’il ne l’avouera jamais, il partage avec ce dernier une désinvolture charmante, cette manière de tenir l’équilibre sur la mince ligne qui sépare le grandiose du ridicule, cette façon d’être moderne et à contre-courant tout à la fois.

Que voulait-il raconter avec Immensità, et aurait-il envie d’écrire la même chose plusieurs mois après la sortie du disque (en pleine crise sanitaire inédite dans le monde, et notamment dans son pays natal) ? Oui, le message reste le même, nous répond-il sans hésitation. “Aujourd’hui, pour moi, le sens des paroles est plus fort que jamais. Ce sont des chansons qui naissent comme une consolation, comme une clef pour construire une lutte. Immensità, c’est un regard enchanté sur la réalité.”

Concernant ses projets à venir, il nous livre une nouvelle réponse en forme d’ellipse philosophique et rêveuse: “J’aimerais essayer de comprendre ce que seront nos vies.” Tout simplement. Depuis Chris Bell (cofondateur de Big Star), qui s’affichait seul face aux crêtes enneigées d’une montagne sur la pochette de sonunique et bouleversant album solo (I Am the Cosmos), rares sont ceux qui ont tutoyé les sommets de la pop avec autant d’élégance. En signant ces symphonies de poche, merveilles de sincérité et d’émotion, Andrea Laszlo de Simone livre un grand disque. A. D.

2 Working Men’s Club deWorking Men’s Club(Heavenly/PIAS)

Ce n’est pas tous les jours que l’on tient la relève du rock britannique. L’impression d’avoir lu ça mille fois ? Oui,peut-être, le cœur, ça s’emballe vite, et puis le Royaume-Uni s’est toujours montré très prolifique lorsqu’il s’agit des guitares, des basses et des batteries. Cette fois-ci, on vous le dit, on vous le jure : ce groupe a le don de faire oublier pas mal de galères, Covid compris ! Non pas au sens du divertissem*nt pouet pouet de masses engluées dans un morne et branlant quotidien. Non, au sens du lâcher-prise, du saut dans le vide, de la libération du corps et de l’esprit avec la sueur et tout, vous vous souvenez ?

Ce groupe, c’est Working Men’s Club, un patronyme emprunté à ces clubs anglais qui offraient, au XIXe siècle, culture et loisirs aux ouvriers et à leurs familles (concerts, billards, bars, journaux,etc.). Un espace hors travail, hors espace domestique, qui s’était bien vite mué en rêve à portée de mainpour une population en mal de respiration, de détenteet d’argent. Un nom tiré d’un cours d’histoire ou, peut-être, tout simplement, de ce nord de l’Angleterre dont le groupe est originaire, coincé quelque part entre Sheffield et Manchester, dans le Yorkshire, là où la pluie tombe et où il n’y a strictement rien à faire – à part peut-être attendre à l’arrêt de bus ou se promener dans les champs détrempés. On empile les clichés, mais c’est ainsi : Working Men’s Club synthétise le son mancunien.

Tout naît dans l’esprit malin de Sydney Minsky-Sargeant, dit “Syd”, 19 ans et le regard aussi acéré que celui de votre voisine du dessous qui tambourine à votre porte aux alentours de 4 heures du mat’. On y lit de la colère, bien sûr, mais parfois, aussi, de la furie voire de la folie. Une envie de tout saccager, de tout piétiner. Mais avec morgue. Avec elle, le regard acéré traduit la fougue d’une jeunesse qui ne vit que par et pour une chose : l’expression de soi.

On ne parle pas d’égocentrisme, encore moins de nombrilisme. On parle plutôt d’une expression, pure et dure, acérée comme le regard noir à vous secouer l’âme. C’est ce que nous répète Syd au téléphone (Covid oblige) : il veut s’exprimer. C’est pour cela qu’il se lève chaque jour : pour apporter sa pierre à l’édifice, pour dire ce qui lui colle aux poumons, ce qui lui chatouille les entrailles, pour traduire la lame qui brille dans son regard acéré.

Ses parents ont eu deux bonnes idées : l’inscrire à des cours de guitare dès l’âge de 5 anset passer un best-of de David Bowie en boucle dans la voiture. Ces deux facteurs s’interconnectent très rapidement dans son cerveau. C’est décidé : il vivra par et pour la musique. Cela aurait pu ne rien donner : tout le monde ne sait pas écrire un morceau. Syd, lui, sait. Comment, on ne le saura pas, il est incapable de l’expliquer. Il sait juste qu’il compose et écrit dans sa chambre, à l’aide de sa guitare.

“J’ai grandi entre mes deux parents divorcés, mais majoritairement à Todmorden, au nord de Manchester.Il ne se passe pas grand-chose. Je m’ennuyais, je cherchais à m’amuser, donc j’ai monté un groupe.” Ses partenaires s’appellent Giulia Bonometti et Jake Bogacki, respectivement à la guitare et à la batterie. Bien vite, le trio écume les petites salles locales, “très importantes dans le développement d’un groupe,martèle Syd. Notre label Heavenly ne saurait pas qui l’on est sans ces salles. Il faut les saluer.”

Pour l’avoir vu jouer aux Inrocks Festival à la Gaîté Lyrique en mars dernier, il faut bien dire que Syd maîtrise la scène. Le gamin l’arpente torse nu avec son tambourin, lui saute dessus avant de se contorsionnermicro en main, l’empoigne avec le délice d’un enfant lâché dans un magasin de jouets. La scène, c’est son truc, charisme transpirant et visage poupin d’un adolescent qui ne connaît encore rien du monde et qui parvient, paradoxalement, à dire avec pertinence quelque chose de la fureur de vivre. Rien d’étonnant à ce que Working Men’s Club ait fait les premières parties de Fat White Family et Mac DeMarco. Mais revenons à 2019. Le label mancunien Melodic les repère et sort leur premier single, Bad Blood, lacéré de guitare post-punk comme si Gang Of Four ressuscitait, martelé par la scansion entraînante d’un chanteur que l’on croirait possédé.

Soufflé par le single, le boss du label londonien Heavenly, Jeff Barrett, originaire lui aussi du nord de l’Angleterre, les programme à Londres. “Dans la salle, c’est un de ces rares moments où je me suis totalement coupé de ce qui m’entourait. J’étais happé par Syd. Il avait tous les attributs de la star. L’innocence, la naïveté, mais aussi une dangerosité, quelque chose que seul un adolescent peut te donner. Je me suis dit ‘Malcolm McLaren et les Sex Pistols, c’était de la poésie.’ J’ai ce genre de prétentions sur moi-même ! (rires) Le paysage musical a changé mais je sais encore comment aider un groupe à percer.”

Working Men’s Club est signé en l’espace de quinze jours, et Syd toque à sa porte avec un nouveau single, Teeth, et la peur qu’il ne colle pas au son du groupe. En vérité, une bataille fait rage entre le guitariste-batteur Jake et lui, le premier privilégiant le rock sale de la batterie live, le second chérissant le côté électronique de la boîte à rythmes. Jeff tranche : Teeth est une bombe. Jake claque la porte, Giulia à sa suite.

Quelle drôle d’histoire que celle de ce groupe lycéen qui implose avant même de sortir son deuxième single. Histoire d’autant plus folle que Working Men’s Club perdure, avec l’historique Liam Ogburn à la basse et les nouveaux venus Mairead O’Connor des Moonlandingzet Rob Graham de Drenge. “Cinq jours après la tragédie, les gosses jouaient à Londres. Ils ont des couilles !”, résume Jeff, hilare. C’est lui qui a la très bonne idée de mettre Syd dans les pattes duproducteur Ross Orton.

“Il m’a donné confiance en studio. Il m’a fait me sentir à l’aise avec ma musique. Ross Orton appuie le virage électronique qui titille Syd depuis toujours, lui qui fréquente les clubs et bars de sa ville natale où se produisent de nombreux DJ techno et dance, comme le mythique Andrew Weatherall, producteur et DJ décédé en février dernier. C’est cette puissante rencontre entre le post-punk gothique mancunien et les rythmiques dance, technoou acid qui fait la force brute du son Working Men’s Club, qui dégueule de références mais échappe à la gênante nostalgie en proposant une véritable radicalité moderne.

Lorsqu’on mentionne Joy Division, Oasis, The Stone Roses, Pulp, on sent Syd hausser les épaules à l’autre bout du fil. Un silence se fait. Il raconte avoir été bercé dans la mythologie mancunienne mais ne pas chercher à faire du copier-coller. Tout a toujours été le propos de Syd, résume Ross Orton. Il écrit et compose tout, depuis le départ. Working Men’s Club, c’est Syd.”

Ce n’est donc pas le portrait d’un groupe que l’on brosse mais bien celui d’un gamin au regard acéré, quelque part entre Ian Curtis et Tim Burgess, ou bien celui d’une urgence, celle de bouffer la vie jusqu’à l’os, de le ronger jusqu’à la moelle. Toute triste qu’elle soit, l’absence de lives ne devrait pas altérer la propulsion de Syd, qui a déjà bouclé une ébauche de deuxième album.«Syd a une vision. Il est intelligent, concentré”, s’extasie Jeff Barrett. Bienvenue dans le club du visionnaire. C. B.

1 The New Abnormal deThe Strokes(RCA/Sony Music)

Lors de la sortie de Comedown Machine (2013), disque facilement reconnaissable à sa pochette rouge et au logo RCA plus imposant que celui des Strokes, beaucoup firent la fine bouche à l’écoute de ce cinquième album. Et pourtant, en 39 minutes et 55 secondes, comme il était annoncé sur le faux sticker imprimé, les cinq New-Yorkais réassemblés signaient une collection de morceaux inespérés. En poursuivant leur quête synthétique (One Way Trigger), déjà esquissée sur le déceptif Angles (2011), tout en ne perdant rien de leur ADN électrique (All the Time), les Strokes livraient un grand cru, dont personne n’imaginait alors qu’il pourrait être le chapitre conclusif de l’histoire du meilleur-groupe-de-rock-des-années-2000.

Sans donner la moindre interview, Julian Casablancas (chanteur), Albert Hammond Jr. (guitariste), Nick Valensi (guitariste), Nikolai Fraiture (bassiste) et Fabrizio Moretti (batteur) repartaient vaquer à leurs occupations respectives. D’où la surprise provoquée par le maxi Future Present Past EP (2016), édité par Cult Records, le label de Julian, lequel avait déjà trouvé un autre terrain d’expression collectif avec les teigneux The Voidz. Sur ce maxi, dont le mot “future” paraissait un vœu pieux sinon une provocation, The Strokes jouait encore, le temps de trois morceaux (dont l’inoubliable Drag Queen porté par la voix inimitable de son leader), concentré et resserré comme le cinq majeur du rock contemporain.

Annoncé le 11 février par le groupe lui-même via les réseaux sociaux (on est en 2020, plus à l’époque quasi préhistorique d’Is This It en 2001, quand ni Twitter ni surtout Facebook n’existaient), The New Abnormal est, sur le papier, fidèle à la logique métronomique du groupe : une dizaine de morceaux (neuf même, une première dans leur discographie), un tracklisting déroulé comme un scénario, une pochette graphique, en l’occurrence une peinture de leur compatriote Jean-Michel Basquiat, Bird on Money, réalisée en 1981.

En rampes de lancement, The Strokes publie deux titres paradoxaux : At the Door (faux single de cinq minutes, lancinant comme un jour confiné et précisément coincé derrière la porte) et Bad Decisions, tube millimétré lâché le jour d’un Olympia mémorable le 18 février dernier. On connaît la suite avec la pandémie du Covid-19 dans le monde, ce qui confère une autre interprétation au titre de The New Abnormal. Tout est désormais nouveau et anormal, jusqu’à cette sortie du sixième album des Strokes, passé en quelques semaines d’un événement planétaire à une sortie digitale à peine promue par les principaux intéressés (qui parlèrent en France seulement aux Inrockuptibles et à France Inter lors de leur passage express hivernal).

Ouvrant l’album et joué pied au plancher dans une progression harmonique qui n’est pas sans évoquer The End Has No End, The Adults Are Talking fut le tout premier titre révélé par The Strokes lors d’un concert de charité en mai 2019 à Los Angeles. Sur ce morceau introductif, Albert Hammond Jr. et Nick Valensi s’en donnent à cœur joie, entre cocottes à la guitare et soli savamment distillés.

A bien y réfléchir, le groupe n’a jamais raté une seule entrée en matière sur ses disques : Is This It, What Ever Happened ?, You Only Live Once, Machu Pichu, Tap Out. Qui dit mieux depuis vingt ans à part Phoenix ? S’ensuit Selfless, dont l’entame quasi doucereuse et la mélodie circulaire épousent idéalement les modulations vocales de Julian Casablancas, entre parlé-chanté et rage contenue. Si Brooklyn Bridge to Chorus, le troisième et nouveau single, aurait pu figurer sur Is This It pour cette propension new-yorkaise à faire le grand pont entre le Velvet et Television, Bad Decisions lorgne plutôt du côté de l’Angleterre, décalquant la rythmique de New Order avec le gimmick du Dancing with Myself de Billy Idol (évidemment crédité au générique avec son comparse Tony James pour leur tube détourné de 1983).

L’une des grandes surprises de The New Abnormal produit de main de maître par l’insigne Rick Rubin, c’est un Eternal Summer réunissant les Strokes et les frèresRichard & Tim Butler des merveilleux Psychedelic Furs (qui d’ailleurs feront bientôt leur come-back discographique, vingt-neuf ans après World Outside). Sur Eternal Summer, plage s’étirant sur six minutes, Julian Casablancas a la voix plus éraillée que jamais, timbre qui, par ailleurs, est sa marque de fabrique: “I can’t believe it /This is the 11th hour/Psychedelic/Life is such a funny journey.” Séparant les deux faces, c’est le morceau central du disque, croisant un rock à la fois rustaud et hypnotique au son eighties avec le jeu de batterie incomparable de Fabrizio Moretti, avant d’enchaîner avec At the Door, le premier single déjà évoqué.

Puis vient Why Are Sundays So Depressing, comme un clin d’œil manifeste au classique Everyday Is like Sunday de Morrissey, qui prend une autre dimension en ces temps confinés. Antépénultième titre, Why Are Sundays So Depressing annonce aussi une fin de disque en pente douce, où Julian Casablancas lâche la bride et étale ses états d’âme (Not the Same Anymore, superbe ballade introspective). Sur le conclusif Ode to the Mets, le leader des Strokes semble même cracher sa bile, ses rancœurs envers ses comparses trop longtemps ensevelies. Il suffit de lire les paroles pour le comprendre au plus près : “Old friends long forgotten/The old ways at the bottom/Of the ocean now has swallowed/The only thing that’s left/Is us – so pardon.” Cette chanson pourrait être l’épilogue du fameux Take It or Leave It, qui refermait Is This It.

A l’inverse de Phoenix, leurs cousins versaillais dont l’alchimie reste aussi mystérieuse que stimulante à l’intérieur du quatuor, les Strokes ont besoin de s’éparpiller pour mieux se retrouver, fût-ce de manière de plus en plus espacée. Car, après avoir attendu sept longues années le successeur de Comedown Machine, personne, pas même les cinq principaux intéressés, n’est capable de pronostiquer une suite discographique à The New Abnormal. C’est aussi ce qui rend encore plus beau et précieux ce sixième album dont la date de parution fera toujours écho à la séquence historique que nous vivons. De telle sorte que The New Abnormal est la bande-son de notre époque confinée et, accessoirement, l’un des disques de l’année.

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